Les Meufs du Sonic
Par Manon Schaefle
Photos : Vincent Ducard, Titouan Masse et Hervé Coutin.
L’édition 2022 du Sonic Protest, étendard des expressions musicales extrêmes et expérimentales, n’a pas manqué à sa réputation tant qualitative que tapageuse. Le festival a fait tremblé les murs du tout Paris et sa grande couronne durant plusieurs semaines des meilleures salles de concerts (Petit Bain, la Station Gare des Mines, Gaité Lyrique…) à des lieux moins classiques (le Consulat, Centre Wallonie-Bruxelles…)
Après deux années plus que limitées par la pandémie, les organisateur·ice·s ont repris les rênes de ce qui les anime : l’envie de dénicher puis accueillir sur scène des talents émergents ou déjà bien établis mais toujours rares, locaux comme internationaux.
Tout du long, la programmation a réaffirmé sa vocation et son engagement initial à faire vivre ce qui s’apparente plus à une certaine approche du son que d’un courant musical défini. Car la catégorie « expérimentale », antithèse d’un genre codifié, est avant tout un moyen d’inclure des formes inclassables, hybrides, plastiques, singulières, novatrices parmi lesquelles on distingue quand bien même une sorte d’élan commun. Une énergie communicative, viscérale, sans fac similé, à l’image d’un public qui ne se laisse pas avoir par quelques riffs faciles et des groupes pré-packagés pour un succès fulgurant mais de courte durée.
Le concert d’ouverture avec Limpe Fuchs, NOWHERE et Louis Laurain à l’affiche a immédiatement rappelé les fondamentaux. Dans le hangar en béton froid et intimiste du Consulat, on s’est rassemblé·e·s assis·e·s en cercle, comme autour d’un feu, pour se laisser conduire par Limpe Fuchs et ses innombrables instruments boisés, à vent, à cordes…, y compris des artisanaux ou objets détournés, aux sonorités de telluriques à martiennes sur des chemins sinueux mais qu’on ressent salvateurs pour nos corps et nos oreilles embourbées dans le grondement urbain. Limpe Fuchs, c’est cette grande dame de 81 ans à l’âme espiègle, qui quand elle se représente sur scène « joue » dans tous les sens du terme. Dans les années 1980, pour le duo Anima-Sound formé avec son conjoint Paul Fuchs, elle transhumait de date en date en tracteur à travers l’Europe et faisait chanter des chèvres. Ensuite, interlude assuré par la pièce-performance sonore #5 de l’atelier NOWHERE, réunissant la chercheuse Elena Biserna et étudiant·e·s de Paris 8 et de la HEAR qui travaillent ensemble sur la spatialisation du son. Louis Laurain a clôturé la marche statique en conduisant son auditoire dans les vertiges de la transe au bruit de sa trompette, après avoir joué ces deux dernières années de pandémie pour les oiseaux et plantes qui l’environnaient. Soit une première date radicale dans son approche très puriste et en même temps infiniment ouverte de la musique, intergénérationnelle, qui mêle pionnier·e·s et jeune relève.
Dominante extrême ascendant brut
Au fil des concerts, on a ensuite vu se succéder Borja Flames, Reverend Beat-Man débarqué avec sa vieille bagnole de tournée qui a électrisé la Marbrerie en transformant ses spectateur·ice·s en secte lubrique et satanique ne répondant qu’aux hurlements des Larcen invoqués par leur gourou. Il y a aussi eu Méryll Ampe et son installation Lucha Libre, les kenyans de Duma véritables météorites du label Nyege Nyege porteur d’un death metal à la vibe crépusculaire, Plein Soleil, Sang noir…
Autre moment (très) fort à l’occasion du concert du 26 mars à Mains D’Oeuvres. Du bruitisme, on passe au brut non sans moins de décibels. D’abord Ron-Pon qui, sans façons, envoie doucement mais sûrement à coups de percus saccadées, boîtes à rythmes et voix efficaces. Grands seigneurs à l’aura punk, les cinq membres de Chevalier Surprise font vriller l’ambiance en trois accords. Né de la rencontre de musiciens de The Experimental Tropic Blues Band et de trois adhérents de l’association belge ZONE-ART qui propose des ateliers de création à des personnes porteuses d’un handicap mental, le groupe fait la démonstration des vertus cathartiques du rock, qui fait triper dans une joie contagieuse en même temps qu’il exorcise. La scène est envahie par le public dont on a libéré les chaînes pour un moment de fureur collective. The real show. Température caniculaire. C’est au tour d’Infecticide d’occuper l’espace avec leurs costumes carnavalesques qui les font suer à grosses gouttes. Leurs beats technoïdes remués de slogans anarchistes font rugir les sirènes de police jusqu’à ce que les machines à fumée ne fassent disparaître tout le monde dans un rêve incendiaire.
Les meufs du Sonic Protect
Chose loin d’être donnée d’avance, le Sonic Protest a su intégrer dans sa programmation de nombreuses artistes femmes. Non pas qu’elles soient rares à produire, mais comme pour de nombreux courants, la scène des musiques extrêmes (noise, death metal, punk…) a encore tendance à les invisibiliser par rapport à la place réelle qu’elles occupent. Plus que regrettable pour un courant lui-même minoritaire et porteur de valeurs d’inclusivité, cherchant à ramener aux racines de la musique et du son en général à travers une diversité de perspectives.
Les meufs du Sonic Protest n’étaient pas là par hasard. Elles n’avaient rien à prouver, et n’ont pas cherché à plaire. A la Marbrerie de Montreuil, on a eu le plaisir de retrouver l’italienne Maria Violenza qui s’apprête à sortir un nouveau disque chez Kakakids Records et demeure l’une des figures de la Grande triple alliance internationale de l’Est, qui officiait dans les contrées de Metz et Strasbourg avant d’infuser jusqu’à la région méditerranéenne. Pourvoyeuse d’une musique souterraine aux mélodies post punk minimalistes et enivrantes, idéales pour accompagner cette gueule de bois sans fin qu’est l’existence, elle chante la survie, la destitution, la colère et le déficit affectif de celles et ceux qui ne sont pas grand chose. Il y a dans ses ballades une rage calme, une mélancolie qui se refuse au sentimentalisme mais qui secoue dans des sens contradictoires celles et ceux qui se laissent traverser par elles.
En rond, avec le public tout autour, au Centre Wallonie-Bruxelles - Paris, les 6 musiciennes de Ladr Ache nous ont plongé dans une transe entre rythme chamanique, incantations et envoutement. Leur sextet flirte aussi bien avec la musique répétitive, le chant polyphonique ou les ryhtmiques noise, le tout dans une parfaite et bouleversante maîtrise.
Catalysant toutes les violences – intérieures et extérieures – dans leurs productions et leurs voix éraillés et profondes, au Petit Bain ce sont la danoise Puce Mary puis Officine qui ont ouvert un gouffre des plus vénères et sombres sous nos pieds encore tremblants. Avant elles, Elvin Brandhi a tracé les contours d’une relation père-fille d’un genre encore peu célébré, à la fois créative et anti-patriarcale. En duo avec son géniteur dans l’entité Yeah You, celui-ci l’accompagne en musique, plein de respect et attentif, pendant qu’elle déroule un message tout en cris, qu’on devine des moins commodes.
Mc Yallah, figure majeure du hip hop africain. Son show ultra charismatique et puissant est passé au travers du public tel une décharge électrique de 100.000 Volts. Une icône de plus à compter au prolifique label Nyege Nyege.
Ainsi prend son sens, symbolique et conjuratoire, l’installation Lucha Libre de Méryll Ampe conçue conçue comme le spectre d’un ring de combat, oeuvre plus visuelle et immersive que le Sonic Protest a tenu à présenter dans son cadre. Monter sur scène comme sur un ring, en mettre plein la gueule et s’apprêter à recevoir des coups, comme lorsqu’on contrevient aux rôles sociaux. Et c’est, de façon générale, ce à quoi on s’expose quand on livre en public une musique qui vient des tripes, physiques ou mentales, qui est ce qui rapproche l’ensemble des artistes du Sonic Protest.
Les Meufs du Sonic Par Manon Schaefle. L’édition 2022 du Sonic Protest. Par Manon Schaefle. Photos : Vincent Ducard, Titouan Masse et Hervé Coutin.
L’édition 2022 du Sonic Protest, étendard des expressions musicales extrêmes et expérimentales, n’a pas manqué à sa réputation tant qualitative que tapageuse.