Décorama/argent sale
Décorama/argent sale par Manon Schaefle.
Décorama/argent sale par Manon Schaefle. Décorama est un espace d’exposition sans gift shop, ces boutiques qui vendent des artefacts d’œuvres produits en série sous forme de porte clés, carnets de notes, reproductions… l’un des symboles de l’invasion de la culture par l’industrie. À la place, les échoppes proposent des objets de manufacture DIY, réhabilitant tout un pan alternatif de l’art.
Ont-iels conçue l’exposition comme une référence corrosive au déménagement prochain de l’Espace Voltaire ? Ce sera en tout cas la toute dernière pour ce lieu en transition immobilière qui a accueilli les projets de jeunes artistes pendant 2 ans. On peut, en première entrée, appréhender Décorama comme façon de rejouer ce drame, sans rien exagérer, mais en rappelant la nécessité de tels espaces. La tendance étant plutôt à considérer les talents émergents comme des biens d’investissements, redevables en tous points de leurs mécènes, qui peuvent être redisposés et débarrassés à l’envie. Comme des meubles Ikea 😉
Iels, car Décorama est le fruit d’un travail collectif de 2 artistes et Plurality University. Le tour du lieu m’est proposé par César Akli Kaci, artiste et co-fondateur de l’association Scandale, non maître en la demeure. Le commissariat, assuré par deux entités associatives, Scandale & Plurality, rassemble vingt artistes et met en scène une série de micro-espaces délimités par un système de papiers peints, sorte de cloisons perméables entre chacun.
L’exposition se traverse librement, ou alors en suivant un livret qui la transforme en itinéraire à choix multiples, tout comme les dispositifs de jeux vidéo qui inventent les conditions d’une narration propre à chaque joueur·se.
Une dérive du merchandising
On déambule dans Décorama comme dans un vrai faux magasin. Ça a bien sûr à voir avec la marchandisation de l’art. Et ça la rend tout de suite un peu risible, dérisoire.
Pour Isabelle Alfonsi, cette façon très commerciale de présenter les œuvres est un standard mondialisé de nos galeries, musées, collections privées, et que Décorama amène à son paroxysme. Dans un essai où elle s’interroge sur une possible « esthétique de l’émancipation », elle identifie ce type d’accrochage vendeur comme en partie responsable de l’idée qu’on se fait de l’art comme quelque chose de déconnecté de la vie et de « chose pour les riches ».
Dès l’entrée de Décorama, des stands, des rangées de « produits » s’étalent sous mes yeux, appellent le regard… et le désir. Puis l’aménagement de l’espace continue avec cette ambiance magasin, installant une suite de pièces comme des chambres, jardins, garages et salons témoins, dans lesquelles on défile, comme pour trouver son bonheur matériel.
La curation se joue de l’espace et de son aménagement. De ce que la disposition de mobiliers et d’objets à certains endroits peut suggérer. En les tournant en dérision, Décorama rend visible et détourne les codes mercantiles, implicites mais institutionnalisés, qui fragilisent l’art et sa place dans la société.
Ici, la boutique surnommée “la Caverne” n’est pas un but inavoué ou honteux. Elle a pour vocation de réhabiliter toute une part de la création perçue comme périphérique : design vestimentaire (upcyclé ou non), fanzines, sérigraphies, céramiques… On y trouve par exemple les éditions constituées d’archives de photos d’animaux morts de Solveig Burkhard, des bijoux cyborgs artisanaux, des posters post-chambre d’ados déprimé·es…
Les artistes exposé·e·s semblent obsédé·es, possédé·es par le besoin de mettre en forme leur regard souvent noir sur le monde et ses visages dystopiques bien réels. Ou bien de le mettre en crise et dessiner les lueurs de transformation qu’iels entrevoient ou entrouvrent de leurs propres mains, déchirant des fenêtres contrastées sur l’horizon, qu’iels appellent ici des « ciels » : ciel de la Mer, ciel de la Terre, ciel de Mars.
Avec Inflation poétique de Franck Scurti, je pressens quelque chose de l’ordre d’une double intention de visibilisation/émancipation face à des logiques prédatrices, qui sont l’un des traits les plus saillants de notre modernité selon le penseur de l’afrofuturisme et critique du néolibéralisme Achille Mbembe, qui relève d’innombrables actions de « ponction » de la part des institutions politiques sur les vies, les biens matériels et le corps des individus.
L’œuvre porte sur la financiarisation de la matière, et par extension de tout travail artistique dont l’énergie, l’imagination et la force physique sont converties en valeur monétaire. Dernier élan d’autodétermination envisageable, Franck Scurti prend en charge lui-même cette conversion, plutôt que de la laisser à d’autres par le biais de la spéculation, et définit un prix pour chaque coup de pinceau tracé, comme arraché à son être et livré en pâture à un système qui ne le concerne désormais plus.
Plus portée sur la fiction futuriste et la pensée de l’après, il se pourrait que Morgane Ely projette des images de pop stars féminines (Rihanna etc) en gravure sur bois – matériau de bricolage – dans des proportions monstrueuses et avec pour toile de fond un plan tiré du film Alien, pour asseoir ces icônes féminines puissantes tout en révélant leur position bancale. Dans l’état des choses, le moindre faux pas et elles verront leur statut s’effondrer… Faux pas qui peut simplement venir d’une parole non complaisante, leur intimité divulgué, ou simplement l’âge qui marque leurs corps de son empreinte griffue… Sans l’ombre d’un doute ces figures géantes constituent-elles des prophéties visionnaires, ou à défaut auto-réalisatrices. Car l’ordre des choses ne se situe nulle part d’autre que dans le mouvement, la rupture de l’état des choses, qui devra un beau jour finir.
Une version alternative de l’argent sale
Œuvre iconique de mon parcours, donc personnel, dans Décorama : Pulp Novel de Maxime Laguerre. Je la cite car, sorte de scène tirée d’un film d’horreur à petit budget sur pause avec sa machine à laver renversée, ensanglantée et à la gueule béante, pleine de petites coupures encore non imprimées, elle livre une allégorie de l’argent sale. Argent sale dont je fais le leitmotiv de toute l’exposition.
D’une logique de marché vorace et incontournable, le collectif derrière Décorama a su se jouer, faire diversion et inventer ses propres règles. Les travaux montrés sont autant de moyens de porter la loi de l’argent sale aux regards, avec cette lumière affreuse et implacable des éclairages des cliniques d’hôpital.
Décorama salit l’argent, exhume ses lois et intérêts nichés dans l’ombre, éclabousse de mauvais goût, de vulgaire, de transgression et de dérision l’art qui rapporte – ou en tout cas le rapport purement commercial à l’art. Il ne s’agit pas de faire dans la transgression toute convenue d’un milieu qui se veut justement transgressif, comme argument marketing. A cela, les artistes opposent des références pleines de familiarités et d’inculte, qui parlent plus à la culture populaire qu’aux élites (gaming, post-adolescence, nihilisme, musique industrielle…)
Attention, l’argent, iels ne crachent pas dessus. Iels en ont besoin. L’art est un travail. Mais le projet réunit des artistes qui comptent « faire de l’argent » avec leurs propres esthétiques et valeurs non négociables.
C’est tout le paradigme du « Dirty Art », tel que représenté par le cursus du même nom à l’université de Sandberg aux Pays-Bas. Rassembler des pratiques mélangées, impures, qui se situent tant du côté de l’art pour galeries et musées que de l’objet créé et qui trouve son usage dans la vie de tous les jours (on en revient au merch). Mélanger les démarches individuelles et collectives, qu’elles aient pour vocation de n’en avoir aucune ou de révolutionner le monde, sans regard prédominant pour le médium.
Les Dirty Arts s’intéressent à la reformulation du réel et à l’émergence de nouveaux contextes, de nouvelles situations. Des Dirty arts qui appellent par la même occasion leur dirty money, loin des clichés.
Exposer et s’exposer : prise de risque
Parmi les lignes de force de cette exposition : des artistes qui se mettent en danger avec ce qu’iels ont choisi d’exposer.
Ici, les autoportraits en pagaille, photographiés, sculptés, démultipliés de l’artiste Kléospatera. Comme un désir, une fascination, une boulimie, un trop plein de soi-même, et finalement un rejet… formulant une palette de sentiments contradictoires face à sa propre image.
L’égocentrisme et les versions de soi sublimées, qui sont la norme à l’âge du tout digital, forçent un positionnement de chacun·e de nous dans ces jeux d’auto-représentation et d’exhibition sous contrôle, le nôtre et celui de toute la cybernétique.
Kléospatera semble ici répondre à l’invective de se montrer et se mettre en scène, puis évoque par effet d’excès une subjectivité en prise avec son reflet, qui tente avec acharnement de se le réapproprier, dans des contours monstrueux, parfois terrifiants parfois sublimes. Oscillant constamment entre les deux.
Dans une démarche soeur, Lmc Rêve Deal Breaker Eros Sometimes d’Aliha Thalien qui dévoile des pièces privées comme des bouts de journaux intimes, une ordonnance médicale d’antidépresseurs. Cette mise en exposition de soi débouchera sur l’idée des impossibilités du langage, de tous les discours empêchés et de l’utopie désenchantée d’une communication entre humain·es. Tant de prises de risque pour si peu ?
On imagine des artistes tiraillé·es entre la peur de voir leur image récupérée, exploitée (comme cela se fait par le biais de certaines formes de visibilisation qui aboutissent en une hyperaccessibilité et une néoexploitation des corps queer et racisés, pour reprendre les analyses du collectif Cases Rebelles), et celle de ne jamais réussir à exprimer ni communiquer ce dont il est vraiment question. Elles portent en tout cas le questionnement à nos regards, complices ou déjà coupables ?
Avec l’installation de Louise Vo Tan, on goûte une autre saveur du risque, cette fois très ballardienne (voir son roman Crash et l’adaptation par Cronenberg). L’artiste révèle son penchant peu commun, quasi-érotique, pour regarder les voitures défiler sur le périphérique, posant son pied de caméra au plus près de celles-ci au point de sentir les courants d’air de vitesse caresser sa peau, lui procurant une sensation de vertige, une adrénaline à laquelle elle ne peut s’empêcher de céder régulièrement. Cette attraction absurde, déviante, est traduite en plans séquences bercés de drone automobiles, sons continus et répétitifs mis en orbite, nous absorbant à notre tour dans une expérience de la sensualité qui renoue avec son fond tragique.
Et comme héritière d’un monde de l’art harcelé par l’urgence de sa propre fin et de sa refonte, Solveig Burkhard importe dans les murs de la galerie cimetières d’enfants, photographies de cadavres d’animaux, affiches de personnes disparues et potentiellement mortes. Ces éléments prennent place dans un décor de chambre d’enfant (Kids return), très grunge, aménagé en milieu de parcours, et signifiant peut-être un oracle sinistre, comme si toute chose à l’état embryonnaire était déjà condamnée (à quoi?) Ces non-lieux que sont la mort, l’enfance perdue ou même des zones post-catastrophes désertées constituent également pour Solveig Burkhard des espaces qui prolongent notre liberté, comme le geste du dessin par lequel elle invite ses visiteur·ses à prolonger l’espace de fictions virtuelles mis à leur disposition. Kids Return, c’est aussi le titre d’un Takeshi Kitano où se préfigure l’alternative entre deux chemins de vie : deux jeunes ados, Masaru et Shinji, qui font l’école buissonnière, se passionnent pour la boxe. L’un finira par rejoindre le monde dangereux et marginal des yakuzas quand l’autre pourra se rêver sportif professionnel, car il avait plus d’outils, de ressources sociales.
Mon sentiment avec cette visite : Décorama est un endroit où l’art s’écrit, se produit et se visite à la marge. Un jour, certain·es d’entre nous – artistes, critiques, curateur·ices… – seront pleinement intégré·es à son marché. Combien de temps aura passé ? Que serons-nous devenu·es le temps que vous vous intéressiez à nous ? Et quel modèle vous laisserez nous pour qu’on accueille les suivant·es ?
Bémol, ou tactique d’auto-défense, de survie ? Déjà certain·es, représenté·es dans Décorama, enfants du web et de la photo instantanée, se servent d’esthétiques qui saillent parfaitement aux écrans des portables. Les papiers peints n’offrent-ils pas, également, des cadres pour selfies sur mesure… Qui s’en joue, qui dévore, qui se laisse dévorer ? Chérissons la précieuse désinvolture, enjouée ou sinistre, qui transperce malgré tout des papiers peints et illumine pour une dernière lueur de vie non bobo-résidentielle l’espace Voltaire. Qui n’est peut-être pas faite pour durer après tout…
Découvrez d’autres textes de Manon Schaefle ici ou là et tout son travail de chercheuse d’autrice sur son site.