Chez Ramata : cuisine spéculative et décoloniale

Par Manon Schaefle.
Photo : Toora San and Nuits Balnéaires et Lugi Vince.

Avec son projet intime et politique Chez Ramata, l’artiste et cheffe Ramata Cissé explore la notion d’identité. Dans une série de performances filmées, on l’observe faire frire des abats ou encore préparer un plat à base de testicules d’oviné avant de les déguster. Car pour aborder un sujet fondamental, la colonisation et ses plaies béantes, elle s’y prend à la manière d’une recette : les mains à la pâte de façon viscérale et avec une lecture personnelle.

(H)histoire(s)

Née au Canada de deux parents ivoiriens et aujourd’hui installée à Abidjan, Ramata Cissé partage sa vie entre deux pays et deux cultures. D’un côté la Côte d’Ivoire fortement marquée par plusieurs décennies d’occupation et d’exploitation par l’Etat français et de l’autre le Canada, pays à l’histoire coloniale où les violences envers les personnes non-blanches sont une réalité.

« Avec Chez Ramata, je fais la démarche de comprendre des choses et revenir sur certains aspects de ma vie qui se sont avérés choquants ou traumatisants, de savoir d’où venait ce choc et pourquoi ça m’avait marquée de cette façon. C’est un réflexe personnel de m’inspirer d’une recette pour en parler. » Après des expériences dans le mannequinat et un parcours en tant que directrice artistique, c’est vers la cuisine (elle gère plusieurs restaurants) et la production artistique que la jeune trentenaire se tourne. Elle y trouve un terrain suffisamment vaste et accueillant pour expérimenter ses questionnements, brassant des sujets a priori non miscibles entre eux comme la vie de couple, la maternité, l’oppression et les exactions politiques.

Dans chacune de ses performances, Ramata Cissé se met en situation de réaliser une recette en utilisant les codes et ustensiles de ce qu’elle maîtrise le mieux, zone de confort pour parvenir à plus de vérité et de liberté. Ingrédients choisis, mise en scène, montage vidéo… Tout concorde à ce que la cuisine devienne une mise en tension entre dimension gustative et narration : « Quand je cuisine, ce n’est pas entièrement de la façon dite traditionnelle. Je revisite complètement la recette de base par rapport à l’histoire que je veux raconter. C’est inspiré de moi-même, de mon parcours, de mes influences… »

Ces différentes dimensions sont visibles dès Project 000. La performance réalisée à Grand Bassam, à l’Est d’Abidjan, nous entraîne sur les pas d’une procession de personnes qui portent du lait dans des bols. Il s’agit en fait d’offrandes de paix destinée aux anciens colonisateurs. La boisson a été préparée selon les rituels de la cérémonie du « nom ». Dans la culture burkinabé, Ramata Cissé explique qu’il s’agit du breuvage que l’on donne aux nouveaux mariés pour qu’ils continuent leur chemin en paix.

Coïncidant avec ses fiançailles, Project 000 répond à la fois avec un moment clé de la vie de l’artiste et à un contexte politique. Elle réussit à les articuler ensemble aux moyens d’éléments symboliques à plusieurs grilles de lecture et d’images d’archives.
La performance intervient en réaction aux manifestations antiracistes du mouvement Black Lives Matter : « Ça traduit ce que je ressentais au moment où les protestations ont démarré au Canada mais que je me trouvais en Côte d’Ivoire. Il s’agissait de montrer un soutien malgré la distance. En fait, la Côte d’Ivoire connaît toujours une certaine forme d’oppression mais qui est difficile à communiquer. L’idée avec cette vidéo, c’était de nous unir ensemble et d’offrir ce lait comme une offrande silencieuse pour la paix. Je pense que l’unité est beaucoup plus importante que la violence et l’agression.»

Cuisiner, se souvenir et créer

On croit reconnaître dans les différents « chapitres » qui composent Chez Ramata les phases successives d’un processus décolonial dont on observe aujourd’hui à travers le monde le travail lent et les effets. Il reste en partie à inventer tant il s’attaque à quelque chose d’immense, de profond et pernicieux.
Mais si la colonisation est centrale dans son travail et pour elle-même, comme un aliment toxique ingéré qui contamine tout l’équilibre corporel et psychique, la jeune artiste indique qu’il est aussi question d’autre chose : « Chez Ramata déroule une sorte de continuité qui suit également mon parcours de vie. C’est un projet qui a débuté lorsque j’ai eu ma fille et que je me suis mariée. Ma vie a alors pris un virage à 180°. Le changement de mode de vie a été un peu extrême. Je me suis mise à questionner mon existence, mon identité… » Ce n’est pas un hasard si le breuvage lacté est inspiré d’une tradition (le « nom ») venue de la famille de son mari et qui est censé accompagner l’union du couple.

La nourriture allie ce qui relève de l’organique et du symbolique, du vital et du culturel. Les recettes concrétisent ce mélange entre ingrédients « naturels » et divers savoir-faire et croyances. Avec Ramata Cissé, elles deviennent un moyen de reformuler le réel, d’imaginer d’autres configurations possibles et de traduire certaines idées et émotions par des sensations gustatives, visuelles, sonores… Des sensations dont Proust a su montrer avec sa madeleine à quel point elles étaient liées à la mémoire et capables d’exciter les souvenirs. La démarche de Ramata Cissé va aussi de paire avec un travail d’introspection : « À l’âge de 5 ans lorsque ma mère me demandait ce que je voulais manger je répondais “De la tête de mouton !” Mais manger de la tête de mouton c’est vraiment pas commun au Canada, surtout quand on a 5 ans. D’autant que tu ne trouves pas ta tête de mouton comme tu en trouverais en Côte d’Ivoire sur le marché. A mes yeux, c’étaient donc des pièces prestigieuses même si les autres enfants trouvaient ça bizarre. Quand j’allais en vacances en Côte d’Ivoire, ce sont des ingrédients que je trouvais dans mon alimentation de tous les jours. Le projet “Chez Ramata” est né par rapport à des questions que je me posais depuis mon enfance et cela explique sans doute que j’aix été attirée par ces ingrédients. » Spontanément attirée par ces morceaux de viande atypiques pour les occidentaux comme les abats et la tête de mouton, Ramata Cissé remarque qu’elle tient cette attraction de ses souvenirs, que dans le passé ces aliments ont été des marqueurs forts de son identité qui l’ont aussi faite se sentir différente, tour-à-tour étrange, étrangère et en même temps lui ont fait éprouvé qui elle était dans sa singularité.

Réactiver les traditions culinaires pour Ramata Cissé, c’est aussi leur donner une nouvelle vie. « Avant la colonisation, on ne sait pas vraiment de quoi la cuisine ivoirienne était faite, ou du moins nous n’en sommes pas complètement sûrs. (…) La gastronomie est très importante dans une culture, peu importe le pays. Je pense que la nourriture est capable de nous parler, de nous montrer qui nous sommes. » Pour elle, il est primordial de tenter de retracer cette histoire en allant explorer les archives et interroger directement les habitants dans les villages. Pour autant, ses recettes savent se soustraire aux traditions et poursuivre leur propre voie en toute autonomie.
De Project 002 et sa « soupe au poivre, testicules et Foutu Banane », on retient le plan où ses mains vernies et portant des bagues tout or et diamants, évocatrices d’une féminité assumée, épluchent et préparent des testicules d’ovidé. Un geste profondément transgressif sans même y voir un symbole d’émasculation puisqu’il s’agit d’un rituel Senufo ordinairement interdit aux femmes. « Le « pepper soup » est une des sauces les plus courantes en Côte d’Ivoire parce que ça ne coûte pas cher à faire. Comme tu le vois, il y a trois principaux ingrédients : l’oignon, la tomate et la viande. C’est une recette très locale que l’on retrouve dans tous les maquis, tous les restaurants ici. (…) Mais les testicules, ce n’est pas quelque chose que les femmes sont autorisées à manger. C’est réservé aux hommes, et c’est donc très tabou. Je ne sais même pas si une autre femme l’avait déjà fait. (…) C’est un plat consommé par les hommes, et plus précisément par l’aîné de la famille. Dans la culture senufo, le testicule est considéré comme la partie de l’animal la plus puissante, la plus prestigieuse. Il y a tout dedans : la virilité. Elle est réservée à l’homme le plus important de la famille. J’ai fait ce rituel car pour moi, la femme est au moins aussi importante ».

Chez Ramata par Manon Schaefle. Chez Ramata : cuisine spéculative et décoloniale, un article rédigé par Manon Schaefle pour Bad to the Bone.

Chez Ramata par Manon Schaefle, Chez Ramata, Bad to the Bone

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