Question marks

8 artistes du Salon de Montrouge

 

 

Par Manon Schaefle

Le Salon de Montrouge s’impose parmi les rassemblements d'art contemporain de l'automne, avec un focus sur une jeune scène de la France métropolitaine et d’outre-mer des plus virulentes et prometteuses.
L’édition cette année a de quoi attirer dans ses filets même celles·ceux que l'art n'intéresse pas en soi. Avec des artistes comme Roy Köhnke, Prune Phi, Fanny Souade Sow, des tableaux peints au sang, des sculptures faussement primitives mais vraiment ésotériques, des moquettes anarchistes (pour s’essuyer les pieds ? ou alors y afficher des messages partisans sur le pas de sa porte ?), des archives filmées d’une ancienne boîte de nuit fréquentée par la jeune communauté arabe des années 80 sur l’esplanade de la Défense… La sélection a su capter des pratiques et projets remuants, bouleversants, résonnants, qui viennent nous chercher là où on se trouve : dans nos réalités intimes et familiales, nos contextes sociaux, les images qui peuplent (possèdent?) nos imaginaires, nos hantises...  A noter que cette année, le Salon a choisi de ne pas remettre de prix à un·e artiste pour rompre avec la mise en scène de la compétition qui gangrène le milieu, et a préféré distribuer une somme égale à toustes les participant·es.

Il y a autant de raisons de se poser des questions que de ne pas les avoir posées. Surtout quand on est face à une exposition aussi dense. Par pudeur, par peur d’être à côté de la plaque. Ou encore, parce que ça nous a retourné les tripes et/ou la tête. Sans compter que, même avec l’habitude des interviews, on ne se sent pas toujours la légitimité ni l’humeur à venir avec nos gros sabots questionner des individus sur leur vie, leur rapport au monde…
Convaincue que toutes questions méritent d’être posées. Qu’elles veulent parfois dire bien plus que de longues explications, qu’elles ont le mérite de ne pas être autoritaires.
J’ai donc voulu partager d’une autre façon ces questions que je n’ai pas posées.
Les interrogations formulées pour chacune des oeuvres ci-dessous peuvent se lire indépendamment du passage narratif qui les accompagne. Se passer de lui.
Elles ne trouveront pas forcément de réponses. Resteront à l’état de question, rappelant la dimension indépassable de nos rapports avec autrui : curieux et rarement assouvi.
Toute réponse à ces questions est bienvenue, ainsi que toute absence de réponse. C’est un dispositif interactif ou au contraire solitaire que j’ai imaginé pour dépasser nos pudeurs, et sortir des carcans de l’interview « normale » qui a ses codes, ses obligations et façons de conduire un dialogue humain.

 

In.plano


In.plano est un espace collectif. Ou un collectif spatialisé ? fondé en 2017 dans une interstice du 93, à l’île Saint-Denis. Mon premier passage là-bas m’a donné l’impression qu’iels avaient simplement ouvert une porte de garage sur la rue. C’était un loft avec deux trois ateliers à l’étage, et un espace d’exposition à peine plus grand qu’une place de voiture. Incroyablement accueillant, tout en préservant quelque chose d’une brutalité, d’une rudesse urbaine. Les artistes résident·es voulaient en faire un socle communautaire, comme une zone autonome temporaire qu’on pensait loin des radars. Son moteur ? Le principe d’indivision, à l’échelle d’un groupe autodéterminé.
En mai 2022, le lieu a été vandalisé par son propre bailleur pour forcer les artistes résident·es à rendre les clés. La destruction sauvage pousse le collectif à se réimaginer un présent et un avenir, qui se jouent aujourd’hui surtout dans la paperasse des procédures administratives. A Montrouge, iels persistent dans leur impulsion initiale, celle d’une déconstruction de l’idée d’individualité.

Chantier en Cours par Manon Schaefle

In.plano, Montrouge, 2022.


In.plano,
Qu’avez-vous laissé sous les décombres de la destruction de votre espace ?
Quelle forme de collectif avez-vous pu maintenir après cette attaque contre vos ressources matérielles… et vos rêves ?
L’indivision/le collectif est-il plus fort que la démolition ? Peut-il résister au saccage capitaliste ?

 


Alison Flora

Chantier en Cours par Manon Schaefle
There’s blood everywhere… Ce sang que tu te prélèves, que tu te ponctionnes toi-même sur toi pour le réinjecter dans tes toiles. Mise en scène de l’attitude sacrificielle d’une artiste totalement livrée à son oeuvre ? Il y a autre chose, je le sens. Mais seule toi le sait, le vis dans ta chair. Ça me fait penser, versant très premier degré, à G. Didi-Huberman qui disait qu’un « fantôme de sang réticulaire traverse (…) toute l’histoire de la peinture » car toute celle-ci était une tentative d’incarnation…

Tes tableaux sont incarnés. Indivisibles de ton être au sens le plus physique. Ce qui ne signifie pas qu’ils disent tout de toi.

Tu nous donnes à voir ces images qui te hantent, qui vivent en toi, dans ta conscience, et auxquelles tu vas jusqu’à donner une vie quasi biologique. Des intérieurs de forteresse comme des prisons habitées de bestioles grouillantes, des forêts qui sont comme des déserts sans âme….
Les esquisser, les exorciser avec ton sang, doit certainement avoir quelque chose de thérapeutique, de libérateur. Mais cela ne t’en délivre pas. Il y a des choses auxquelles on reste indéfiniment attachées. Elles se reconstituent en nous aussi vite qu’on s’en débarrasse. Vous a-t-on déjà raconté l'histoire du cafard qui expulse ses oeufs en masse quand on l'écrase, croyant à tord éliminer le problème, et qui secrète des hormones attirant encore plus de cafards ?

Le passé a beau être raconté. Les symptômes d’un mal psychique « pris en charge ». Les coupables vengé·es, par la justice, par nos mains ou par leur propre défaite. On ne s’indépendantise jamais vraiment d’aucun d’elles·eux. C’est comme ce sang dont tu te purges. Et qui se renouvelle, se reconstitue sans cesse dans tes veines avec toujours, fatalement, ce même adn propre à toi, et plus largement cette affiliation au genre humain.
Quand cette tentative de mots a été posée sur ton travail par Guillaume Désanges (l'un des directeurs artistiques de l’expo), « Univers médiéval et cryptopunk », tout le monde était choqué, circonspect. Tu leur ouvrais l’antre d’un outremonde avec ses codes, ses références… sorcellerie dont on prend difficilement la mesure. Car un acte aussi viscéral dans le monde de l’art contemporain, ça n’a rien de commun. S'il faut trouver des précédents, alors je pense à Antonin Artaud et son « art secrétoire » produit de déchets, rebus organiques… Gina Pane et ses blessures auto-provoquées, Marion Laval Jeantet qui s'injecte du sang de cheval par intraveineuse. Mais un Hermann Nitsch et beaucoup d’autres actionnistes (viennois et d'ailleurs) n’avaient pas nécessairement cette radicalité, ce rapport élémentaire quand ils provoquaient des déluges performatifs de sang. Plus théâtraux, démonstratifs que ton rituel de prélèvement sanguin, qui se fait hors de notre vue.
« Excuse the blood » écrit Dead du groupe de Black Metal Mayhem dans sa lettre de suicide. Il était contraint de passer par là, tout ce sang, pour parvenir à son but : mourir. Et toi, es-tu désolée ? Désolée de toute ces visions baignées de rouge, à l’image des massacres mais aussi de la vie obscène qui coule en nous, auxquelles tu nous confrontes ?
Là aussi, à mes yeux réside toute la puissance de ton matériau et du traitement que tu lui décernes : il vient de l’intérieur, des entrailles, de ce qu’on ne voit pas et qui vit en nous. Ce "horla". Il illustre la part d’inconnu, d’incontrôlé. Tu extraies cette chose ignoble de toi et l'affronte. Tente de lier un rapport secret, magique avec elle, sous la forme de tableaux cryptiques.

Chantier en Cours par Manon Schaefle

Alison Flora, Espanta Bruixes, 2021, 50x65cm, sang humain sur papier.


Alison,

T’arrive-t-il de dépasser la limite du raisonnable en prélevant ton sang ?
Est-ce que raisonnable est un terme qui colle vraiment à ta démarche ?
Quelles présences le sang permet-il d’amener à la vue, d’incarner, en dehors de toi-même et ton intériorité ?
Quelle est la part de préméditation, de volonté, et quelle est la part de nécessité, de contrainte intérieure dans ta démarche ? Choisis-tu vraiment d’en passer par tout ce sang ? Ou est-ce quelque chose qui t’est comme dicté ?
A part le sang, y a-t-il d’autres éléments peut être moins spectaculaires mais aussi centraux dans ton travail ?

 


L. Camus-Govoroff

Chantier en Cours par Manon Schaefle

L. Camus-Govoroff - Je Tu Iel - lecture performée 2022


Quand j’arrive au niveau de l’espace de L. Camus-Govoroff, mon regard est d’abord happé par la hache en céramique pendue au mur. Je l’avais déjà vue ailleurs. Elle m’avait plue et interrogée, par le fait que c’était une arme et qu’elle semblait en même temps bienveillante, une alliée plus qu’une menace. Elle a ce rapport non naturaliste, non complaisant à la violence, à la façon des méchant·es et autres pièges tendus de dessins animés.
Puis un autre élément me saute aux yeux : le lit.
Parce qu’il est l’élément du décor le plus grand, qu’il occupe le plus de place. Et qu’il semble être le sas, le point de passage pour aborder le reste. Le reste, ce sont les autres objets, meubles, artefacts qu'iel a fabriqués et disposés dans l’espace. Chacun·e des visiteur·ses est libre de se les approprier ou non.
Les draps du lit sont défaits, comme un signal pour dire qu’on est lae bienvenu·e.
Sur le matelas, on peut s’allonger, commencer à se défaire de l’état de veille, s’échapper au premier plan de la réalité. C’est de là qu’on pourra, par exemple, se saisir de la hache, à disposition pour nous armer. Et qu’on s’inventera notre aventure personnalisée.
Le lit est le lieu des rêves, de la fiction, issue de secours à l’existence. Il est le jardin secret le plus évident, lieu de communautés affectives et sensuelles, d’adelphités. L. Camus-Govoroff le met ici en partage, l’ouvre au public. Il est vrai que les pensées, les relations et événements qui s’y nouent ne sont pas déconnectés du champ social, alors autant le faire reconnaître officiellement comme espace politique.
Je ne peux m’empêcher de percevoir les armes et les chaînes avec lesquelles L. a outillé la pièce comme des mauvaises résurgences qui peuvent à tout moment se retourner contre moi, dans l’intimité corporelle symbolisée par le lit.
Peut-être devrais-je faire confiance à ce qui m’est tendu. Prendre les devants, prendre les armes… Ne les laisser à personne d’autre.
Posée sur une structure en barreaux métalliques, design très hard sex, la literie constitue aussi un terrain de jeu idéal pour une autre forme de violence. Ludique, excitante, intérieure, sauvage. Elle suggère d’assumer et revendiquer une certaine violence, la nôtre. Cette dernière n’est pas nécessairement quelque chose que l’on subit en tant que minorités, toujours déjà réduites au statut de victimes. Physicalité, impulsion, rapport ambigu au plaisir et à la douleur… ne sont pas le propre des straight mâles.
 

L. Camus Gorovoff - Love and Sacrifice - gres emaille 2021

 

L. Camus-Govoroff,
Le lit joue-t-il un rôle déterminant dans toute ton installation ? Y a-t-il des éléments plus importants que d’autres ?
Ce lit est-il vraiment une invitation à toustes, à venir s’y coucher ?
Qu’est-ce que la violence, non pas celle suprémaciste et accaparée par la domination masculine, mais celle des Guérillères, et alliéx ?
Qu’as-tu envie de répondre à celleux qui prétendent que la magie, c’est pour les faibles et les anormaux·les ?

 

Jimmy Beauquesne

Chantier en Cours par Manon Schaefle

Je reconnais dans les dessins de Jimmy Beauquesne un peu de la logique de mes rêves, à l’issue desquels je suis incapable de trancher sur le sentiment qu’ils me laissent. M’y sentais-je bien ? Etais-je en phase avec ce qui s’y passait, ce qui j’y faisais ?
Dans son travail, j’ai l’impression qu’il n’y a plus de limite entre réalité et fantasme, ni entre désirable et cauchemardesque. Les rats y demeurent des rats en même temps qu’ils sont transfigurés en créatures ailées, comme des apparitions féériques.
Ses scènes (auto)érotiques crues surprennent par leur frontalité.
Jimmy dessine des corps, beaucoup de corps, des bouts de corps. Des membres. Souvent à forte charge libidinale : doigts saisissant un sexe, bouche ouverte, torse aux lignes marquées…
Je ne reconnais pas immédiatement Justin Bieber sous la figure masculine dénudée de Closer to them (2021). Derrière lui, Jimmy a dessiné un autre homme posant ses mains sur le corps de la jeune star – corps sur lequel lui pose son crayon, caressant ou déchirant ?
Je sens qu’il s’amuse à brouiller les pistes. Mais que tout ce que ça dissimule n’est pas nécessairement réjouissant. Il y a aussi une dose d’indicible et de macabre.
Son travail joue de la conflictualité des impressions visuelles.
Le trait du crayon, souvent peu appuyé, laisse entrevoir les errances et points de sutures de la main qui ébauche ces scènes apparaissantes. Les tons pastels, eau de rose ou très coucher de soleil et leur caractère ectoplasmique ont tendance à romantiser les sujets représentés. Mais en regardant dans le détail, il est autant question de scarifications, de relations équivoques ou SM, de visions d’angoisse et de désirs inavoués et frustrés que de scènes de tendresse ou de fantaisie.
Il se pourrait que Jimmy Beauquesne travestisse des réalités ardues en utilisant des codes visuels opposés comme ceux du romantisme ou de l’onirisme surjoués. Leur double moins rebutant mais en vérité plus problématique puisqu’allant en mélangeant les genres. Le désirable, le repoussant, le tolérable, l'ignoble... Et qu’il se serve aussi du paranormal dans ce sens.
Une impression d’intranquilité me gagne, me conduit à penser que tout n’est pas montré. Qu’il faut que je me méfie de la séduction des formes. Il n’y a qu’à voir les visages au choix livides, putréfiants ou au contraire gorgés d’hémoglobine pour sentir l’insoutenabilité des passions, la douleur et la mort prendre possession des tissus.

Jimmy Beauquesne, PURPOSE, épisode 1, closer to them, 2020, drawing on paper, 62x92cm



Jimmy,
Qui ou quoi considères-tu comme parasite, motif récurrent dans tes dessins ?
Dessiner, est-ce rendre plus vivant, plus fort ou au contraire chercher à se débarrasser d’entités intérieures lourdes, embarrassantes, indésirables ?
Dans ton travail, est-il question d’inaccessibilité ou bien, justement, de disponibilité absolue d’autrui par le biais de son image virtuelle mise en scène et démultipliée ?
L’impression de tendresse qui se dégage de tes sujets, parfois leur érotisme contenu et équivoque, est-elle quelque chose de voulu ?

 

Kévin Blinderman

Dans ce que je connais de son travail, beaucoup d’éléments me sont directement évocateurs. La sous-culture rave, la non-conformité aux rôles sociaux, la nécessité créative, la recherche de sublime et de moments de communion collective (souvent déçues), l’errance au milieu de tout ça…
Je découvre l’installation multimédia « The Solitary Hours of Night », où il est très justement question de ces sujets.
Quand j’arrive à son niveau, une femme aux cheveux blancs vient tout juste de poser le casque audio qui la raccordait à la vidéo de Kévin Blinderman, après l’avoir tenu sur son crâne quelques secondes à peine. « Ça ne marche pas » dit-elle, à en juger par la bande-sonore, un morceau pop et stellaire de Quit life qui lui a visiblement agressé les tympans.
C’est la scène d’une réception manquée comme il en arrive bien d’autres dans ces lieux d'art. Mais peut-être n’est-elle pas si manquée que ça au sens où elle met très justement, sans même s'en apercevoir, le doigt en plein sur le problème…
« The Solitary Hours of Night » transcrit l’expérience clubbing de l’intérieur, du point de vue d’un artiste qui est aussi (ou a été) teufeur acharné. Néanmoins, il s’en remet aux mots de l’astronome Camille Flammarion qui font étonnement écho à des moments vécus dans un contexte de transe sur le dancefloor difficilement exprimables.
L’oeuvre parle de l’incommunicable, des blocages auxquelles on se heurt sans cesse dans le monde diurne, surtout quand on se situe dans une position minoritaire, marginale. Et de la nuit et la fête comme tentatives d’existence et d’expression malgré tout. C’est ce que la visiteuse a incarné et reproduit : la solitude des danseur·ses noctambules.
Dans la vidéo, un engin (une lyre) opère des mouvements avec ses bras mécaniques. Émet des rayons de lumière qui se meuvent frénétiquement, en osmose avec la musique. Sous mes yeux, un opéra mort, où la musique et la danse sont confiées à des machines. Où la fête révèle ses automatismes et angoisses.
Le ballet spasmodique des faisceaux lumineux générés par la lyre semble reproduire les mouvements irrationnels, désespérés d’un individu en état de panique. Panique génératrice de mouvements, d’une chorégraphie, de sensations, d’adrénaline et donc de poésie. Sentiment et façon d'être qui se mêle très souvent à la danse jusqu’à l’épuisement des clubbeur·ses.
Les nuits évoquées sont courtes mais répétitives.
Ces nuits sont chaudes. Elles sont fusées. Crises d’angoisse. Lignes de fuite. Parfois piège voire cercueil. Mais parfois aussi abri et lieu unique de vraie sociabilité pour certain·es.
Elles sont le berceau qui apaise, par leurs danses balancées, les esprits torturés et leur besoin de dépense viscérale. Beaucoup se reconnaissant dans la nuit car elle reflète la dimension abyssale des questionnements métaphysiques.
Kévin Blinderman offre une densité nouvelle à la culture rave. Il s’intéresse à ce qui se joue à travers elle, à sa rationalité apparemment absurde et sa poésie propre.
A la fois, j’appréhende cette pièce comme une invitation à se laisser aller à la fêter. Elle incarne paradoxalement la position de recul, sûrement non voulue et plus dure à vivre, de l’artiste qui n’a plus pleinement la tête à la fête puisqu’il la réfléchit, comme une étoile déjà morte lorsqu’on en perçoit la lumière.

Chantier en Cours par Manon Schaefle

Kévin Blinderman, The solitary hours of night, 2022 installation son et lumière.


Kévin,
Fallait-il vraiment que « ça marche » ? Que cette œuvre parvienne à être évocatrice pour tout le monde ?
T’arrive-t-il encore de faire la fête comme la machine radio-commandée que tu mets en scène, sans état d’âme ?
Quel rapport à la nuit rapproche les astronomes des ravers ?

 

Corentin Darré

Chantier en Cours par Manon Schaefle

Corentin Darré cultive l’étrange sentiment de voir le réel contaminé par quelque chose d’un autre ordre. Il nous conduit dans un demi-monde, entre deux mondes. Transpose des éléments de la vie dans l'univers immatériel du jeu vidéo, puis amène en retour des éléments du jeu à un surplus de réalité. Les limites sont perméables, comme transpercées par ces flèches qu’on retrouve virtuellement derrière l’écran, et physiquement plantées dans une cloison de la salle d’exposition.
Sa vidéo projetée dans une réplique de porte fortifiée en métal, « Un peu de plomb dans vos coeurs », se situe dans un vrai faux passé médiéval. L’effet de décalage, d’archaïsme avec ses armures, ses bûchers, ses personnages en habits de gueux… permet une mise à distance. De croire qu’il n’est pas question de nous et de notre présent, et se laisser entraîner par le charme de l’exotisme moyen-âgeux et fantastique.
En jeu, des identités rebelles, non-assujetties, personnifiées par des avatars. Puis la violence du social, de la mise au ban, par le scénario auquel ils sont soumis. Deux figures masculines qui s'aiment et subissent en conséquence les foudres du village, allant jusqu'à déclencher une malédiction.  J’ai l’impression que la punition céleste portée à l’image permet de signifier d’autres formes de punitions plus contemporaines et de meurtrissures, plus intériorisées aujourd’hui mais qui souffriraient presque d’un manque de spectacularité pour être prises en compte.
Le conte chevaleresque, dont certains éléments sont repris, illustre une violence en soi. Celle d’une mentalité viriliste et guerrière élevée en idéal, où les héros sont ceux (ici pas d’écriture inclusive) qui font triompher la morale dominante.
Nos fictions ne sont pas innocentes. Peut-être est-ce pour cela que Corentin Darré tient à les incarner dans notre réalité matérielle. Montrer que les deux sont intriquées.

Chantier en Cours par Manon Schaefle

Corentin Darré, Dandelion for u, impression UV sur Dibond, 2022


Corentin,
Que t’inspirent personnellement l’univers et l’époque médiévales ?
Qui sont les deux personnages avatars dans la vidéo ? Quelle est la part autobiographique ?
Cherches-tu d’abord à raconter des histoires ou à déconstruire celles qui ont construit nos imaginaires ?
As-tu des fictions coupables, qui te plaisent quand bien même tu te rends compte de leur violence virtuelle ?
Y a-t-il des façons de raconter des histoires qui ne traduisent pas une volonté de puissance ?
La forme du jeu vidéo te semble-t-elle plus libre , moins normalisatrice que celle du conte par exemple ?

 

 

Brandon Gercara

Chantier en Cours par Manon Schaefle

Gercara Brandon, playback de la pensée Kwir, 2022, photographie de tournage. Photo Guillaume Haurice.

 

Brandon Gercara : merci. C’est ta présence à Montrouge qui m’a convaincue de venir visiter le Salon. Tu vis sur l’île de la Réunion. Un lieu et une identité, créole, qu’on ne peut pas dissocier de ton travail. Sa culture, son histoire blessée mais aussi combattive et fière, ses problématiques et luttes actuelles… Tout ça t’a constitué·e, et en retour tu participes à écrire l’histoire de demain, celle que tu désires pour la communauté « kweer » comme tu la nommes.
Brandon, tu as gardé la face quand les deux lettres « PD » , que tu refuses aujourd’hui à voir comme une insulte, ont ponctué longtemps ta présence dans l’espace public. Avec « PD pour demain », tu en as fait le cri de rassemblement d’une campagne électorale mi-fictive mi-réelle, puisque performée dans la rue, doublement perchée sur une estrade et sur tes talons vertigineux. Pour faire porter ta voix, tu as adopté leurs façons de faire de la politique. Tu as expérimenté la position de tribun. Ressenti à quel point ce format de discours est problématique, centré sur une personne(alité) : l’exact contraire d’un projet collectif. Ce que devrait pourtant être la politique.
De loin , tu lui préfères les marches politiques, moins hiérarchisantes, que tu contribues à organiser au sein de la communauté kweer réunionnaise.
Tu m’apprends que le terme Kwir en créole est tout jeune. Il date d’à peine quelques années, inventé dans les mouvements collectifs en plein essor après un long temps de silence et de statu quo. La plateforme REqueer, le festival Somèn Requeer et le mois des visibilités, que tu contribues à organiser, en sont l’un des visages.
Au Salon de Montrouge, tu présentes aussi l’installation vidéo « Playback de la pensée Kwir » où il s’agit en même temps d’identité créole et Kwir, comme identité queer spécifique, à l’intersectionnalité de plusieurs oppressions. Tournée sur le volcan du Piton de la Fournaise, elle met en scène une solitude paradoxale. Une drag queen délivre un manifeste en langue créole, sorte de reclaim de l’identité queer créole, qui s’affirme contre l’ancien pouvoir colonial et aussi contre les discriminations présentes sur l’île de la Réunion contre la communauté transpédégouines. Son discours n’a d’autre audience que le paysage, ce qui est à la fois désespérant et rassurant. Elle autorise un discours sans retenue, sans hypocrisie. En même temps, cela évoque les difficultés propres à l’insularité de la Réunion, où l’anonymat est impossible et où il est d’autant plus problématique mais facile de se faire « outer » de la société parce qu’on est queer.
L’attachement au territoire est primordial dans les revendications portées. C’est donc un manifeste qui ne s’adresse pas seulement aux humain·es. S’il n’y a personne pour l’entendre, au moins la protagoniste s’adresse-t-elle à la nature autour d’elle, celle de la Réunion, et y trouve sa place. Loin d’être anecdotique pour une identité accusée d’être contre-nature. Dans cette vidéo, beaucoup de choses passent par le son. D’abord la langue, mais aussi des éléments comme un bruit d’hélicoptère, introduisant une présence autoritaire jamais très loin, en écho par exemple à des chants créoles longtemps interdits sur l’île réunionnaise, parce que créoles…

Chantier en Cours par Manon Schaefle

Brandon Gercara, PD pour demain.


Brandon,
Quel a été ton sentiment, la première fois que tu as été confronté·e à ce mot : PD ?
Quel élément de ton identité ressens-tu comme le plus problématique, le plus difficile à porter : queer ou créole ?
As-tu l’impression d’être entendu·e aujourd’hui ? Que ton discours porte ? Quels en sont les signes ?
Qu’est ce que la culture et l’esthétique drag amènent aux revendications Kwir que tu portes ?


Camille Sart

Chantier en Cours par Manon Schaefle

Camille Sart, crédit photo Alexandre Minard

 

Camille Sart a su retranscrire l’impossible flux de pensée qui prend parfois le cerveau en otage. L’un des éléments de son installation « Enfants assistés, enfance exploitée », il expose une cartographie mentale géante, obsessionnelle qui a pour titre "Le saule en pleurs". Elle reprend et prolonge une autre carte faite il y a 5 ans et qui, dans sa tête, ne cesse d'évoluer.
Elle s'est constituée autour de trois mots clés : injustice, traumatisme et institution. Ils résonnent avec son propre parcours, projeté dans les limbes des procédures judiciaires et médicales suite à des violences subies dans son enfance. Parcours lui même interdépendant de bien des façons de celui de sa mère, Béatrice Boucaut, « enfant de la DDAAS ».
A partir de ces trois termes, les mots s’enchaînent, s’auto-génèrent, se lient entre eux, créant une arborescence convulsive de liens de cause à effet, d’associations d’idée. « Adolescence » se trouve connecté aux termes de « mal-être » et puis « mal-naître ». On croise des notions psychiatriques, noms d’auteur·es, émotions… des mots qui amènent à d'autres mots et encore d'autres mots.
Camille Sart transpose de façon très visuelle, sous forme de mapping, tout un pan de sa pensée et la façon dont elle se met à fonctionner en surrégime quand le vécu dépasse le supportable. Que les tentatives d’expliquer se heurtent à l’inexplicable. Les violences infantiles, la mémoire de sa mère…
Parmi les syndromes de stress post-traumatiques, il est commun de se mettre à voir flou. Que tous les sens soient exacerbés ou inhibés. Qu'on se mette à tricoter des rapports et conclusions en chaîne, véritables nœuds psychiques. Cette carte incarne le combat intérieur contre elles dans cette façon d’imaginer et d’organiser le chaos. Une lutte non contre mais avec son propre esprit, pour parvenir à clarifier ce qui s’y déroule. Trouver des mots simples et les poser sur une feuille. Le geste paraît presque enfantin. Il n’en est rien…
Avec les travaux présentés par Camille Sart, on supprime d’emblée la distance qu’on a l’habitude de poser entre l’art et la vie, la vraie. Il nous parle du bien réel, du trop réel dont on aurait préféré qu’il soit un mauvais rêve, un scénario de thriller. Il le fait avec ce qu’on pourrait prendre pour de la froideur. Ce sont plutôt des techniques-tactiques pour lui-même. Pour appréhender ce vécu malgré la difficulté que cela requiert. Et en tirer quelque chose de l’ordre d’un processus de réparation, puis d’un propos. Ne pas faire qu’exprimer au sens d’exorciser. Son travail a aussi une portée informative et dénonciatrice.
Il a épinglé sur un bout de sa carte mentale un dessin fait par sa mère, représentant toutes les manières qu’elle a imaginé de se donner la mort. « Ce qu’elle est finalement parvenue a faire il y a 5 ans » confie l’artiste. Sans concession, il porte à nos regards des éléments de sa vie privée en tant que ceux-ci font écho au vécu de 6,7 millions de victimes d'incestes (rien qu'en France). Mais pour ce faire, il utilise des médiums qui mettent à distance ce vécu, comme par exemple avec sa traduction en concepts génériques et la fabrication de maquettes. A travers eux, l’artiste pose un regard comme de surplomb sur les mécanismes sociaux qui engrangent un cercle vicieux de la violence, incitent à reproduire les situations de vulnérabilités sur les enfants. La carte est aussi à appréhender comme un arbre généalogique, interrogeant le déterminisme génétique, social, traumatique...

Le travail artistique rejoint dans cette exposition le travail militant de Camille Sart au sein de mouvements contre les violences faites aux femmes et aux enfants tel que le Collectif Enfantiste.

Camille Sart, Le saule en pleurs (détail), 2022, écriture, papiers noirs, Posca blanc, 2,50x2,10m.


Camille,
Ta façon de lier des notions, des vécus, des éléments entre eux signifie-t-elle que tu crois en l’idée de prédestination, de fatalité du destin ?
A tes yeux, les concepts sont-ils réducteurs ou permettent-ils de mieux appréhender un vécu ?
Etait-ce évident pour toi d’aborder des sujets si personnels ? Quelle est ta motivation, et ce qui est plus problématique, dans cette démarche ?

 

 

 

 

Question Marks par Manon Schaefle. Le Salon de Montrouge s’impose avec un grand sens de comment s’écrit l’art au présent, avec la jeune scène française et d’outre-mer. Manon Schaefle est chercheuse et autrice. Un autre de ses articles.

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