Terre Brune
Par Manon Schaefle
J’habite une forêt noire poussée sur les cendres d’une tragédie qui tourne en boucle.
Vos désirs abandonnés comme des chiens galeux jetés à la flotte ou pendus aux branches des chênes grondent. Vous avez mis feu à cette forêt pour effacer les traces.
Culpabilité, regrets et vos privilèges d’incendiaires ne font qu’un.
Un grand pot pourri exposé en trophée sur la commode de vos chambres-mouroirs soporifiques, à l’endroit où vos têtes s’engourdissent et où vos corps sommeillent du plus sinistre des repos.
Dans le silence des mort·es, les cendres nourrissent lentement les fougères, ronces et la tourbe qui a soif du sang, éduquée à son goût.
Dans cette forêt fossilisée, j’habite un caveau de racines et de glaise.
Un trou profond, creusé dans la terre pour satisfaire à un ordre qui pourrit sur son tas de fumier.
Un trou qui respire comme une bête, un trou qui rassure les consciences grasses, celles qui dorment loin d’ici. Qui ne sont pas engoncées dans ce genre de trou visqueux.
Un trou où les chiens galeux lèchent leurs plaies, où les corps jetés s’entassent, où les racines étranglent les os.
Un trou qui s’ouvre et se ferme comme une bouche.
Dans mon caveau se serrent vigoureusement pour se donner chaud ma rage, mon ricanement et mon feu intérieur.
Dans mon caveaux de glaise, les coupables chuchotent encore.
Leurs voix s’enroulent autour de mon cou.
Leurs mains me poussent.
Le trou que j’habite est le cloître putride des âmes mortes qui m’y ont balancée. Un linceul brun. tissu de terre, de cendre et de silence déroulé à la hâte sur ma brûlante peau.
Une cage de racines m’enserre, une prison d’ombres, une matrice inversée.
Je m’y débats, je m’y étouffe, je m’y terre. Tremblez car terre est vie, sa lueur transperce encore indiscernable.
Ma peau ? leur terreur.
Mes cris ? leur terreur.
La terre ? leur arme mais (iels l’ignorent) leur terreur.
– – – – – –
Visions suturées.
Je vois des mains qui empoignent la terre. Mes bras, mes jambes, mon tronc paralysés par la pesante matière brune. Tout est sombre et humide et j’étouffe des choses qui s’en vont faire du toboggan dans ma gorge, mes narines, mes trous d’oreille…
Je capte les infinis visages de ce monde qui veulent me voir disparaître. Et m’assoupis profondément plusieurs années sans les oublier.
Un soir, des corps en promenade secouent ma tombe.
Un rire. Un souffle. Des froissements de peau contre la terre.
Puis un cri.
Un cri guttural, jouissif, arraché aux gorges vivantes qui s’étreignent sur ma sépulture.
Un cri obscène, indécent, magnifique.
Il pénètre la terre, descend jusqu’à mes os engourdis.
Il fissure le caveau, déchire mes chaînes, rallume mes nerfs éteints.
Je frémis, je respire, je m’agite.
Ce cri me réveille.
Je tremble sous la terre. Je me fissure.
Leurs ébats frappent ma tombe comme des coups de tonnerre.
Leur plaisir déborde et me traverse, comme un torrent chaud dans mes veines glacées.
Je rouvre les yeux, esseulée du manque d’air, ranimée par leur sueur.
Le cri l’appelle.
Le cri la déchire.
Le cri la fait renaître.
Elle se lève, encore erratique, la peau blanche d’avoir absorbé la terre au lieu de la lumière.
Elle s’agite. Elle veut ce cri. Elle veut le partager. Elle veut hurler à tue-tête avec eux, avec elles, avec tou·tes celles et ceux qui transpercent la nuit de leur vitalité indomptable.
Alors elle s’approche et raconte le secret enterré dans la forêt.
– D’où viens-tu ?
Elle ne sait pas répondre.
Alors iels crient.
Iels crient à tue-tête.
Iels crient pour fissurer le silence.
Iels crient pour réveiller les mortes ensevelies, les complices engourdi·es, les vivant·es tétanisés.
Leur gorge devient tambour, leur souffle devient tempête.
La nuit passée, elle continue.
Elle appelle les fossoyeur·ses, les enragé·es, les chien·nes galeux·ses, les égaré·es.
Elle appelle tout ce qui tremble et refuse de se taire.
Et elle appelle celles et ceux qui ont de la terre sous les ongles. Qui ont creusé son trou.
La fille aux dents qui tranchent comme des sabres rit aux éclats.
Elle, sortie de la torpeur, du maléfice de l’état de zombie, leur lance à tou·tes ce chant d’amour épineux du fond de son gosier irrité.
Du sous-bois elle passe aux sous-sols moites et plein de corps tourbillonnants pour continuer de redonner vie au sien.
Plus d’accalmie du néant.
Elle prend le temps de contempler les choses qu’elle a failli perdre et se laisse pénétrer par tout – sensations, pensées… ce qui plus tard fera son tas de cendres d’or à elle.
Plus jamais l’horreur de saisir même de loin qu’elle se désintègre de ce noeud à sensations.
On raconte qu’à force de crier, la terre elle-même s’est fissurée.
Que les racines ont lâché leurs ossements, que les murs ont suinté de sueur, que les caveaux ont éclaté.
Que la nuit s’est peuplée d’ombres vibrantes, de silhouettes enfiévrées, de rires et de bouches ouvertes.
Iels sont sortis par centaines, par milliers, bruns de poussière, blancs d’anémie, rouges de désir.
Iels sont sorti·es en grattant la terre, les yeux brûlés par l’obscurité.
Chaque cri en appelait un autre.
Chaque corps en éveillait un autre.
Chaque onde en engendrait une nouvelle.
C’était une orgie de vie.
Un soulèvement charnel, électrique, orageux.
Une houle de cris mêlés, un torrent de fièvre qui déferlait dans les rues, dans les caves, dans les veines des villes.
La terre brune s’était changée en incendie.
Et dans ses flammes, les corps dansaient.
Les fréquences orageuses réveillent les souvenirs du cercueil.
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Hiver deux mille vingt-et-un, Washington.
Loin des forêts. Un autre soulèvement, un carnaval.
On raconte que les otages du Capitole ont cru à une attaque de zombi·es.
La terreur cognait contre leurs tempes, leurs gorges haletantes flairaient l’odeur du putride de cette foule agitée. L’urgence attentant à leur vie, iels ont décelé le sortilège l’odeur de putride sous le leurre d’une foule animée.
Sans cela, trop souvent les mort·es sont pris pour les vivant·es, et les vivant·es condamné·es à mort…
