Sur l’origine des reliefs et abîmes



Oeuvres : Anna Ternon
Texte : Manon Schaefle

La montagne est une île, l’île un hémisphère cérébral, et le cerveau une falaise de roches stratifiées. Les paysages ne sont pas ce que l’on croit. Les paysages ne sont pas, et à la fois ils sont tout. Avec les installations La Fabrique des montagnes I et II, Anna Ternon restitue au paysage sa densité, ses paradoxes et ses énigmes.

Le rapport de la jeune artiste au paysage a commencé par le sentiment d’un refus : refus d’appartenance à une terre, refus d’identité, refus de racines... car elle a passé une partie de son enfance en Corse, pays à l’identité territoriale prégnante, sans y être née. Comme pour s’ancrer dans cet endroit vis-à-vis duquel elle se sentait comme étrangère, Anna Ternon s’est mise à l’arpenter en tout sens par la randonnée. Elle l’aborde d’abord comme une succession de vastes panoramas qui lui font face, qu’elle observe, tente de connaître dans ses lignes et ses détails, de sentir dans ses reliefs et sa faune. Cette confrontation du corps aux paysages corses est comme une façon d’absorber leur essence, de vampiriser leur identité pour les intégrer en elle, pour s’intégrer à eux.
Une quête qui, dans ce sens, n’aboutit pas.

Des montagnes corses aux falaises de Bretagne en passant par les monts auvergnats, Anna Ternon poursuit ses marches et s’aperçoit que d’un paysage à l’autre quelque chose la suit. Des impressions, des similitudes, des ressentis, des pensées, des images qui amènent d’autres images... souvent les mêmes. Ce « quelque chose », ce sont en fait des morceaux d’elle-même : les paysages sont habités par sa présence. Le monde extérieur est perméable à sa personne.

Dans ses travaux, Anna Ternon étudie les multiples façons par lesquelles les paysages et la conscience interagissent et se co-construisent. L’environnement extérieur selon elle colonise en permanence le milieu intérieur, et réciproquement. Sans anthropomorphisme, on s’aperçoit alors que tout paysage contient une part humaine. Car tout paysage est toujours un paysage perçu ou mémorisé par quelqu’un. Il est de l’ordre de la sédimentation mais aussi de la construction mentale. Anna Ternon convoque souvent les îles et les montagnes car ces formes de la nature intègrent dans leur plastique les jeux entre visible et invisible, manifeste et caché, immergé et émergé, par analogie avec la pluralité des choses qui interviennent dans notre représentation d’un lieu. Beaucoup l’ignorent, mais les montagnes ne poussent pas qu’en hauteur et ont comme les icebergs ou les plantes une continuité sous terre : la « racine crustale. »
Dans une démarche introspective, la géomorphologie devient un immense réservoir de fictions et une nouvelle façon de tisser des récits. Reproduire la forme géologique d’une île et la transposer dans différentes configurations de mise en lien et de spatialisation devient par exemple une façon pour Anna Ternon de représenter des situations sociales par ailleurs difficiles à décrire en langage.
 
Accueillie en résidence du programme « l’Envers des pentes » au refuge d’Adèle Planchard durant l’été 2020, à 3169 m d’altitude dans le massif des Ecrins, Anna Ternon fait une nouvelle fois l’expérience d’un étrange phénomène. Alors qu’elle se trouve dans un lieu frugal, réduit à la dimension la plus fonctionnelle de l’habitat pour être au plus près de la nature, en prise directe avec l’environnement de haute montagne, un leurre architectural la frappe. La fenêtre de sa petite chambre sans chauffage présente une vue panoramique sur la barre des écrins dont les sommets pointent dans le ciel, vue qui ravive constamment le rêve d’ascension des alpinistes. Non contents d’être en pleine montagne, dans un cadre déjà idyllique, il fallait que cette ouverture de sa chambre sur l’extérieur renforce la vision fantasmée de la montagne comme symbole d’élévation, d’effort, d’élection.
Renonçant à percevoir les paysages dans leur « pureté » puisqu’ils nous apparaissent toujours influencés par nos souvenirs, nos sentiments… c’est alors à ces différentes représentations et leurs mécanismes qu’Anna Ternon s’attache. De cette résidence au refuge, elle ne rapportera d’ailleurs pas de croquis de paysages de montagne, mais plutôt des plans qui décryptent et répliquent la perspective exaspéremment belle qu’elle avait depuis sa cabine.
 
La Fabrique des montagnes I et II sont deux projets créés sans lien avec cette résidence dans les Hautes-Alpes. Ils développent différentes réflexions et processus qu’Anna Ternon projète dans la notion de paysage, et lui ont au départ été inspirés par une passion singulière pour les « tas de sable », que ce soient « ceux que l’on trouve au bord des autoroutes, dans les cours de matériaux des magasins de BTP ou encore dans les carrières de sable » dit-elle.
La Fabrique des montagnes I a été réalisée à partir d’un tas de sable acheté à la Carrière de Bizou dans le Perche et reproduit visuellement l’aspect de la falaise d’exploitation d’origine, comme une tentative de déplacer et recréer ce paysage ailleurs, en atelier. La Fabrique des montagnes II transpose cette même démarche mais dans une dimension fortement élargie, afin de renforcer le côté immersif de l’installation. Cette fois-ci pour constituer son monticule Anna Ternon a acheté 6 tonnes d’un mélange de grave et de sable à une entreprise spécialisée dans la récupération des déchets de matériaux issus de chantiers de déconstruction. En plantant des plaques d’acier au milieu, elle a ensuite défini un fond permettant de faire ressortir la ligne de crête de ce qu’elle appelle cette « montagne potentielle », comme les sommets des vraies montagnes qui opèrent des découpes abstraites dans le ciel. L’artiste fait alors émerger de nombreuses interrogations : peut-on transposer un paysage d’un lieu à l’autre ? Que devient-il alors ? Qu’en reste-t-il ? Un paysage peut-il être composé de matériaux architecturaux ?
La carrière de sable est de fait un espace indéterminé car il n’est ni totalement naturel ni fabriqué de toute pièce : il est le résultat d’une activité d’exploitation qui a modifié la physionomie d’un milieu. Avec ses installations, Anna Ternon semble prendre le parti d’étendre le notion de paysage à un panel très large de lieux. Elle apprécie particulièrement les espaces ambivalents, comme transitifs entre deux états, car ils rendent perceptible que toute approche du paysage est en fait un jeu de construction.
 
Les amas de sable sont, selon l’expression d’Anna Ternon, des « paysages en devenir » , au sens où il ne tient qu’à nous de faire advenir comme tel, entendu des paysages. Pour cela, il s’agit de cesser de ne pas voir des éléments qu’on disqualifie généralement, qu’on méprise, qu’on ignore, et puis d’empreindre ces éléments environnants de notre intériorité, de notre mémoire, et de les laisser nous empreindre.
Qu’est-ce finalement qu’une montagne, mis à part un endroit qu’on choisit de considérer comme tel ? A partir de quelle hauteur considère-t-on qu’il y a montagne ? De quelle matière l’amoncellement de couches doit-il se composer ? Dans une autre installation, Anna Ternon nous rappelle que les montagnes d’Auvergne sont des volcans et que leur vraie nature n’a été mise à jour que tardivement, accentuant la confusion. Et si des volcans peuvent être pris pour des montagnes, pourquoi pas des carrières, des amoncellement de sable, ou même des tas de grave de chantier...
Par ailleurs, les paysages ne cessant d’évoluer selon la façon dont nous les regardons et les « fabriquons » – par l’imaginaire et par des chantiers d’aménagement bien concrets – on comprend qu’il est temps de renoncer à l’idée d’une nature immuable. La forte instabilité des paysages constitués au sein des installations d’Anna Ternon, comme cette « montagne » qu’un courant d’air semble pouvoir terrasser, peut parfois surprendre et décontenancer. Mais ceux-ci ne font qu’exprimer le caractère sensible, vulnérable et évolutif de nos milieux qui, s’ils ne sont pas immuables, conservent toujours la trace du passé. Tout comme l’empreinte de la montagne d’Anna Ternon a incrusté le sol des Grandes Serres à Pantin et maintient sa mémoire longtemps après sa désinstallation.


Légendes :
- Photographies de recherche Carrière de Bizou (Perche) 2018
- La Fabrique des montagnes I, 2018. Vue de l'exposition de fin de résidence, Manoir de Soisay (Perche)
- La Fabrique des montagnes II, 2019. Vue de l'exposition "Absolute lights like baths of golden snow", Les Grandes Serres, Pantin. ©Johanna Benaïnous
 
 
 

Mystic Mountains is a cycle dedicated to this strange place where our fantastic and dark memories are.

Mystic Moutains – Sur l’origine des reliefs et abîmes – Oeuvres Anna Ternon – Texte Manon Schaefle.

Bad to the Bone has been founded and is published by Hervé Coutin.

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