SAINTE MARINA
Par Manon Schaefle, journaliste culturel et auteure, contributrice de Bad to the Bone.
Sainte Marina est une artiste transdisciplinaire d’origine libanaise basée à Paris. A l’invitation du lieu Le Transfo, centre culturel d’Emmaüs Solidarité aménagé dans un centre d’hébergement d’urgence du 10ème arrondissement, elle a composé un set qui ouvre une porte d’entrée personnelle sur l’exposition « C’est un dur métier que l’exil » du photoreporter afghan Abdul Saboor et de l’artiste visuelle turque Nil Yalter.
Son univers est la collision exutoire de styles et de mondes somptueusement brutes. Parmi les influences de Sainte Marina, le métal qu’elle mixe avec des musiques contemporaines et industrielles pour créer des ambiances immersives. S’y immiscent des textes, morceaux de discours… dont on ignore les sources, comme des murmures, des voix cachées qui s’adressent à nous sans révéler leur nature. Témoignages réels ou fictions ? Voix de vivants ou de morts ? Ses productions sont comme des patchworks d’éléments dissonants qui brisent nos certitudes et toutes choses à l’apparence trop lisse. Entre les sciences sociales qu’elle a étudiées et son histoire intime et familiale, liée à celle agitée et à vif du Liban, Sainte Marina adopte un point de vue déconstruit sur le monde, où le réel n’est rien d’autre que les multiples versions qu’on s’en fait. Et finalement, cette instabilité a quelque chose de rassurant, comme un chaos anti-totalitaire. Quand elle étend sa pratique au domaine plastique, les matières sont en même temps flexibles et résistantes, translucides et sombres, enchaînées et déchaînées. Ce déferlement de sensations nous enjoint à plonger au coeur de tout ce qui se présente à nous : pensée, émotion, relation, souvenir, corps d’autrui…
Comment décrirais-tu ton univers ?
Narratif, c’est probablement par là que je commencerais. Je raconte des histoires dans tout ce que je fais, même quand cela passe par des scènes figées, qui sont comme cristallisées. Mon univers est une sorte d’accumulation de récits : personnels, entendus, étudiés, fantasmés, déchus. J’entends mettre en exergue les paradoxes ou similitudes qui résident dans toutes ces réalités et, par ce biais, les questionner et déconstruire.
Emotionnel aussi, car ma trame narrative est celle des émotions et sensations produites par les faits et non l’inverse. Je cherche à transcender les barrières des convictions personnelles afin de créer un terrain d’unification qui retourne à la racine de ce qui nous unis en tant qu’Humain : les émotions.
Je dirais que je me situe quelque part entre la synesthésie et la sublimation ; synesthésie car je fais perpétuellement des associations entre les sens. Et sublimation à travers les thématiques que j’aborde, a priori sombres ou douloureuses, mais c’est toujours dans le but de les transmuter ou les retranscrire d’une autre manière et ainsi montrer la beauté et la force qui peut en émaner.
Dans mes productions visuelles et plastiques on retrouve toujours deux extrêmes – qui pour moi sont la même entité – des couleurs très flashy mais aussi un noir et blanc très contrasté. Parmi les médium que j’utilise on retrouve la photographie, la vidéo, la sculpture, l’installation, l’écriture et la musique. J’aime construire des projets fondés sur mes recherches et lectures, principalement dans en sciences humaines et sociales, intérêt qui correspond à mon parcours académique que j’ai continué de cultiver.
Quels genres de sons utilises-tu dans tes mixes et prods personnelles ?
Pour ce qui est de mes dj sets, je vais puiser dans pas mal de styles musicaux. Je peux citer les plus présents : dark ambient, (harsh) noise, expérimental, industriel, post-metal… La particularité de mes sets est qu’ils ne sont jamais pensés et construits selon le rythme mais plutôt suivant la dynamique sensorielle des morceaux. D’ailleurs, je n’hésite jamais à casser le rythme. Ce sont des voyages dans lesquels l’auditeur·ice traverserait les scènes d’un film dont iel est en charge de s’inventer le contenu, avec des changements de scène plus ou moins saccadés. J’ai toujours mêlé des samples vocaux et discursifs à mes dj sets, ce qui me permet d’épingler des clés narratives. Leur particularité est qu’ils résonnent de manière directe avec mes références personnelles : épisodes (géo)politiques, discours d’intellectuel·les (sociologues, anthropologues, philosophes, littéraires…) ayant marqué mon esprit, poésie orientale et anglo-saxone et prises de paroles au sens plus large. Tout ceci représente pour moi à la fois une manière d’intégrer mes influences culturelles en dehors de la musique et de réfléchir à une (dé)construction narrative pour amener des propos d’une manière ouverte à l’auditeur·ice.
Pour ce qui est de mes productions musicales récentes au sens strict, peu sont en ligne mais ça devrait bientôt changer. Je les construis de manière très spontanée. Comme pour le reste, je m’attache plutôt à retranscrire des émotions. Je compose toutes mes pièces au clavier car c’est l’instrument que je joue à l’origine, j’ajoute souvent ma voix à travers des poèmes que j’écris et la retravaille de sorte à ce que l’oreille ne puisse pas les comprendre directement. J’aime utiliser mes mots comme des instruments à part entière et construire des morceaux hantés dans lesquels une tension existe et les éléments s’imbriquent sans structure distincte. J’utilise aussi beaucoup de sample de field recording ou d’objets afin de les moduler et d’eux aussi les utiliser comme des instruments. Actuellement, je travaille sur un EP dans lequel je m’attelle à construire une pièce conceptuelle qui condense les sujets sur lesquels je travaille et mes différentes pratiques tels que des poèmes, la composition sonore et des visuels.
Quelle approche as-tu adoptée pour créer un paysage musical qui faisait sens avec l’exposition « C’est un dur métier que l’exil » au Transfo ?
J’ai abordé cette invitation du Transfo comme l’occasion de créer quelque chose de personnel sur la thématique de l’exil à travers mon choix de samples de discours. Ceux que j’ai choisis sont intimement liés aux pays Levantins, pays qui ne cessant de connaître des vagues d’immigration, d’exil et de réfugiés – partout dans le monde mais aussi enchaînant les guerres et conflits insolubles, vivant sous une tension géopolitique permanente. Les extraits sonores choisis reflètent ainsi ces sensations. Pour ce qui est des morceaux musicaux du set, les artistes sont en grande majorité issu·e·s du monde arabe. Je me suis également attachée à sortir de la définition stricte de l’exil tout comme cette exposition le met en avant. Etre exilé·e de son pays affecte aussi toute la constitution émotionnelle et subjective des individus, comme beaucoup d’auteur·ices s’inscrivant dans la théorie postcoloniale ont pu le démontrer. Etant issue de la deuxième génération d’immigré·es – mes parents ayant quitté le Liban pendant la guerre civile – j’ai aussi puisé dans les histoires transgénérationnelles qui m’habitent pour illustrer et traduire ce panel d’émotions de manière sonore.
Cette intervention résonne énormément avec mes travaux et leur thématique, qu’ils soient plastiques/visuels ou sonores car elle évoque la Mémoire, le déchirement, un état d’entre-deux, de transmutation, de transit permanent. Mon oeuvre que je ressens être au plus proche de cette intervention est probablement mon documentaire issu du projet Of What Remains (2017-2021), qui relate des ruines et de la mémoire de la guerre civile au Liban.
Y a-t-il un propos, un message politique que tu as voulu faire passer par la musique ?
Ma démarche a été très proche de ce que je propose depuis 2021 via ma résidence sur Tikka Radio « Living in the end of times » devenue « First as a Farce then as a tragedy », dédiée à l’usage de samples discursifs mais aussi de la musique expérimentale afin de créer des récits sonores. Cela a été une vraie joie de pouvoir réaliser une telle performance au sein d’une exposition et avec un public, dans un contexte si propice à l’écoute.
J’ai effectivement voulu véhiculer beaucoup de choses, je peux parler des éléments clés qui ont constituer ma trame narrative pour cette performance. J’ai pensé et travaillé tout le set en terme de superposition de textures sonores, rythmes étouffés ou suspendus, comme flottants ce qui m’a amenée à tailler dans le vif des morceaux. Les morceaux choisis contiennent souvent des voix, poèmes et chants. On y entend au début des bruits d’eau et un poème sur la mer. L’eau ouvre le set car elle est le symbole même du voyage, du départ ou de l’arrivée. En lien avec l’exil, c’est une vision très sombre de l’eau que nous avons depuis plus d’une dizaine d’années avec toutes les histoires de bateaux qui sont abattus volontairement dans les eaux méditerranéennes et internationales par les gardes-côtes. J’ai voulu intégrer cela dans une perspective plus vaste : quitter son pays, pour beaucoup, passe par l’usage d’un transport maritime souvent précaire à un moment ou un autre mais peut aussi parfois signifier quitter la mer pour s’enfermer dans la ville d’un pays inconnu, parfois hostile. Par ailleurs, symboliquement l’eau représente l’infini, la vie, la renaissance et la liberté, c’est sur cette double signification que j’ai voulu jouer.
Les samples discursifs choisis pour ce set sont trois références qui me tenaient à la fois à coeur et étaient à mes yeux les plus parlantes pour cette thématique, dans les trois langues que je parle, respectivement le français, l’arabe et l’anglais.
Le premier sample qui apparaît est un extrait du poème de Mahmoud Darwich en hommage à Edward Saïd lors de son décès. Darwich est un poète et écrivain palestinien, une référence dans le monde arabe et à l’international, lui-même exilé de sa terre natale. On l’entend relater ses discussions avec Saïd tout en les philosophant et on y entend notamment (traduction de l’arabe par Elias Sanbar) :
« Porte donc ta terre natale où que tu ailles et sois narcissique s’il le faut.
– Exil, le monde extérieur. Exil, le monde caché. Qui es-tu donc entre eux ?
– Je ne me présente pas de peur de me perdre. Et je suis ce que je suis.
Et je suis mon autre dans une dualité harmonieuse entre parole et signe.
Si j’étais poète, j’aurais écrit :
Je suis deux en un, telles les ailes d’une hirondelle
Et si le printemps tarde à venir, je me contente de l’annoncer ! »
Le second passage est un extrait du livre Reflections on Exile d’Edward Said. Fondateur de la théorie post-coloniale lui aussi exilé de son pays, la Palestine, il a dédié sa vie à étudier ces questions. On y entend notamment les poignantes phrases de Saïd à propos de l’exil :
« Its essential sadness can never be surmounted (…) The achievement of exile are permanently undermined by the loss of something left behind forever »
En ce qui concerne le dernier extrait, il est issu du discours d’Albert Camus lors de la réception du Prix Nobel de littérature en 1957. Ce discours est parmi mes pièces écrites favorites de Camus, car il rappelle à ses confrères, à la fois l’humilité mais aussi le rôle profond de l’artiste/écrivain qui réside non pas seulement dans l’acte de créer mais dans le devoir de ne jamais se placer au dessus de la réalité qu’ils décrivent. Il insiste également sur le devoir qu’ont les artistes d’utiliser leur voix de manière politique et face à la tyrannie.
« Mais le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil chaque fois, du moins, qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence, et à le relayer pour le faire retentir par les moyens de l’art. Si j’ai choisi ce morceau-là de son discours c’est aussi car il y fait la métaphore de l’exil de l’artiste (…) Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression.»
Je trouve ce discours d’une justesse et d’une humilité déconcertante et je suis ravie d’avoir pu lui trouver une telle place dans une de mes performances car dans le contexte actuel (national et international) il est important de rappeler la portée politique de l’art et le devoir de l’artiste à véhiculer des messages.
Existe-t-il des résonances avec ta pratique d’artiste visuelle / plastique ?
Oui, tout à fait, comme évoqué plus haut ma pratique sonore est intimement liée à ma pratique visuelle et plastique. J’aime intégrer le son dans celui-ci car cela permet d’apporter une profondeur de lecture, comme un méta-registre qui s’additionne au propos visuel. Par exemple, ma dernière installation en date qui s’intitule I wear my flesh like a necklace (2022), présentée pour Exist Festival à Athènes (festival palestinien dédié à l’intersection entre la création artistique et la résistance) a été pensée comme un diptyque : la première partie consiste en une installation et la seconde est une pièce sonore. Les deux oeuvres sont pensées en résonance et existent dans le même univers, elles se reflètent et se répondent d’une manière distordue. On m’entend aussi y lire mon poème duquel le titre est issu, j’ai effectué un long travail sur ma voix pour créer une synesthésie entre les mots prononcés et leur sonorité. Elle sera sortie d’ici la fin du printemps, sur un nouveau label. Je vous laisse la surprise !
Bad to the Bone – Sainte Marine – Manon Schaefle. Sainte Marina est une artiste transdisciplinaire. Manon Schaefle est critique d’art et autrice, collaboratrice de Bad to the Bone.