LIMBES
Par Manon Schaefle.
D’une beauté vénéneuse, le nouvel album de Limbes (nouveau projet de Guillaume Galaup, auparavant Blurr Thrower) s’accomplie dans une exploration esthétique d’une profondeur à plusieurs strates. Il s’appelle Liernes, est sorti en juillet 2024 et fera sa release à la soirée Ici, la nuit est immense #8 organisée le vendredi 26 juillet par Bad to the Bone. Ses titres ont une résonance symbolique, évoquent des visions anachroniques, des scènes médiévales et des pensées existentielles renvoyant à l’origine de tout, ou de Rien.
Je dis « vénéneux » car l’écoute s’avère marquante comme un fer chaud, qui ne laisse pas intacte malgré les éclaircies perceptibles. Mais si son poison envoûte, il ne blesse pas – sauf peut-être l’artiste lui-même pour qui chaque live est une performance vocale et physique.
Limbes ne craint pas de creuser dans les creux de l’âme, de la douleur mais aussi de partager ses pics de grâce, ses fulgurances positives. Sapio-musicien, inspiré par tout un univers référentiel, il joue un black metal comme un terrain d’expression aussi intime, thérapeutique qu’érudit. Et il amène le genre sur une diversité de scènes, s’engageant dès qu’il en a l’occasion dans des événements militants (en soutien aux blessé·es de Sainte-Soline, en soutien à Nahel organisé par Banlieue Rouge, contre la réforme des retraites…)
Il a répondu à nos questions avec une sincérité qui permet de rendre accessible tout ce que Liernes contient, toute sa chair organique, ce qui se révèle aussi crucial que fort.

La soirée Ici, la nuit est immense #8 sera la release de Liernes ? Comment te sens-tu ? Comment as-tu préparé ce passage du studio au live ?
Je me sens bien malgré l’angoisse. Les releases sont toujours une forte source de stress. C’est le moment où l’on livre au monde le fruit de longs travaux dans lequel je mets beaucoup de moi. Dans la mesure où je m’associe entièrement à Limbes, qui est l’extension de moi-même et non un simple projet musical, il y a une forme de mise à bas, d’accouchement. Personnellement j’en sors lessivé.
Le passage du studio au live se prépare bien, même si cela est très étrange de changer brutalement de set. J’ai joué le précédent live pendant de longues années, des dizaines de fois. L’ancien set est pour moi un album à part entière qui se joue exclusivement en live de manière intense et chargé d’émotion, que l’on partage, moi et le public. Arriver à reproduire la même expérience cathartique et puissante est un vrai enjeu, et j’espère de tout coeur que le nouveau set produira autant d’émotion que le précédent pour le public, personnellement j’en suis très fier, impatient de votre avis !
À ce propos, ça signifie quoi « Liernes » ?
LIERNE — Nervures qui vont de la clef de voûte jusqu’à la rencontre des tiercerons. Les liernes, généralement au nombre de quatre, forment une croix dont la clef de voûte est le centre.
Liernes étant une suite indirecte à l’album Les Voûtes, je trouvais pertinent d’en associer un terme architectural qui colle avec les vapeurs religieuses du disque. D’autant que LIERNES est à mes yeux l’album le plus abouti de tout ce que j’ai pu produire dans ma vie, le fait d’exprimer un soutien, une structure fiable, une nervure gothique puissante me paraissait être une bonne idée.

Laisses-tu une place à l’improvisation dans tes lives malgré que la partie instrumentale soit enregistrée en amont et donc non-modifiable durant le live ? D’ailleurs, quels sont les instruments que tu as intégré ?
Je joue souvent ivre, il y a donc une part totale à l’improvisation quand je suis sur scène. Je change à loisir les riffs et les harmonies, tout comme les jeux vocaux, en fonction de l’atmosphère qui m’habite. Cette atmosphère dans le Black Metal — Par ailleurs, arrêtons de dire Black Metal Atmosphérique, car le Black l’est par nature, par essence — est pour moi une composante essentielle. Je pense sincèrement que malgré les pistes et les samples, les lives de Limbes sonnent rarement de manière similaire. L’aléatoire est souvent prédominant.
Pour mes samples et mes pistes, j’ai une piste batterie, basse, synthé, et une guitare en back-up pour les harmonies, sous mixé. Je joue live la guitare lead, et bien sûr les voix.

Te rappelles-tu du premier moment où tu as décidé d’expérimenter le « scream » (ou hurlement) Est-ce que c’est quelque chose de naturel pour toi ?
J’ai commencé le Black Metal très jeune, et le cri en était une composante essentielle. Quand on commence à screamer, on est toujours naze. Personne n’a une technique innée et parfaite dès le début, tout comme chaque première production laisse à désirer.
J’ai toujours voulu hurler. C’est une vraie thérapie pour moi. Je suis convaincu que énormément de personne devrait pouvoir se laisser aller au travers d’un micro ou autre, il y a quelque chose d’immensément thérapeutique dans le cri. Je ne parle pas des voix de gargouilles traditionnelles au Black ou au growls. Je suis contre les techniques traditionnelles de chant dans le Metal, je parle d’un cri venant du ventre. De l’âme.
Cette voix très Black metal est-elle une marque d’assignation à un genre musical ou quelque chose de plus profond dans ton approche ?
Je pense que ma manière d’hurler, de manière franche et cathartique, n’est pas le standard du genre, pour lequel nous sommes plus habitué à de simples cris de corbeaux très standards, et à mes yeux assez usant tant le genre est aujourd’hui défini, produit et façonné. Je souhaite vraiment que LIMBES ait un son unique, à la fois moderne mais respectueux d’une certaine vision du Black Metal qui, personnellement, m’habite encore. Un Black libre, créatif, viscéral, constamment à la recherche de venins. Prenons le cadre du début des années 2000. Nous avions à l’époque, de manière frontale, des groupes comme ANTAEUS, NEHEMAH, DIAPSIQUIR ou encore PAYSAGE D’HIVER. Au travers de ces quatre projets, la vision d’un Black Metal y était presque antithétique, propres à chacun, dans un genre qu’eux-mêmes ont contribué à créer. L’impact de ces groupes a été colossal pour la scène d’un point de vue sonore, esthétique et créatif.
Je ne dis pas du tout que le Black, c’était mieux avant, certains projets à ce jour sont vraiment géniaux et captent toute mon attention. Personnellement je me fiche du Black Metal et de ce qu’il doit être. Ma musique s’en inspire immensément — car à mes yeux, c’est à la fois la pire et la plus belle musique du monde —, mais ma démarche m’est propre.
L’un de tes projets passés était un duo avec Mütterlein : que retiens-tu de cette expérience ?
Je suis ultra fier de cette collaboration. Marion est une artiste absolument incroyable, d’un talent brut immense. Je n’en reviens toujours pas d’avoir eu l’immense chance de faire un split avec elle. Pour moi c’est un excellent disque. Je pense que nous nous sommes très bien compris, et il est possible que nous ayons une vision artistique assez similaire, dans l’objectif de faire quelque chose de fort, qui nous est propre, en faisant fi des genres, des statures, des codes. C’était vraiment génial de bosser ensemble.
Tu t’inscris dans des esthétiques non sans romantisme mais loin d’être consensuelles / au goût de tout le monde ? Quelle est ta vision de la beauté ?
Je trouve une immense beauté à voir une oeuvre dans un juste équilibre entre la noirceur et la lumière. J’aime profondément les ambivalences, la poétique d’un décharné remis en gloire, voir une chaleur dans les ténèbres, par parcimonie, qui fait du coup que la poétique libératrice en devient fulgurante. Elle marque. Elle crée un impact.
LIMBES est très très fortement impacté par de nombreuses oeuvres picturales en plus de musicales. Au–delà du fait que je sois une véritable tchoin d’imageries chrétiennes, je suis hyper influencé par les travaux d’Antoine d’Agata, de Vladimir Veličković ou de Takashi Homma. Je suis aussi très sensible au cinéma. Des films comme Possession, Tetsuo ou Burning sont très importants pour moi.
Aussi, je trouve énormément de beauté dans les couleurs et les parfums générés par l’écrit. La poésie, certains articles de journalistes, certains tracts militants ou même certains textes philo sont une influence énorme. La base de Liernes est justement de faire un postulat sur le symbolisme au XXI ème siècle, chose pour moi impossible sans évoquer son alter ego, l’acméisme russe, qui prend au contre-pied le symbolisme occidental embelli, romantique au sens littéral du terme. J’ai l’immense prétention de proposer au travers de Liernes une étude « néo-symbolique ». C’est hyper pompeux, mais c’est important pour moi. On retrouve alors cette alternance entre la noirceur et la lumière évoquée plus tôt. La froideur monochrome et suprématiste russe contre le morose fleuri, pastel et parfumé, du symbolisme français.
Ça n’intéresse sûrement que moi, mais c’est important pour la construction de l’album.

Le black metal a quelque chose d’invasif pour soi-même et répulsif pour le plus grand nombre. Un miroir d’une radicalité et un vecteur de marginalité. Ton existence tourne-t-elle autour de lui ou parviens-tu à interagir avec d’autres sphères (sociales, artistiques…) ?
C’était très vrai auparavant, mais je ne suis plus convaincu que ce soit le cas aujourd’hui.
A ce jour, le Black est en tête d’affiche de festivals ou de salles de concerts prestigieuses, on voit des T-Shirts de groupes partout, portés parfois par des cadres de boîte, il est devenu standard, n’effraie plus personne. Contrairement à ce que dit une partie de la scène, qui pense être en marge, voir au dessus, je suis convaincu au contraire que le Metal (Black inclus) est aujourd’hui totalement en porosité voir en osmose complète avec le reste de la société. Le Black Metal actuel le plus visible n’est plus punk, on est à des années lumières de la Harsh noise ou de la musique expérimentale la plus dure. Il n’est plus corrosif. Il est déclaré à la SACEM, il est répertorié à la BNF, et je n’ai strictement aucun avis là-dessus, au-delà de l’usure profonde que je peux ressentir quand le Metalleux standard se pense être différent des « normies » — ce qui, un, est totalement faux, ce qui deux m’énerve car je suis convaincu qu’on peut avoir une vie tout-à-fait noble en étant dans des codes plus traditionnels. — En revanche, une certaine niche du Black reste dans cet esprit vindicatif, profondément punk et grégaire. C’est cette frange qui m’intéresse le plus. On trouve alors ici des personnes fascinantes, clairement en marge, avec une vision artistique brutale et poignante.
Pour répondre à ta question, aujourd’hui je vais beaucoup mieux, et j’ai beaucoup moins de problèmes sociaux depuis que je prends un traitement adapté à la dépression et à certaines conditions psychiatriques. Je suis dans une relation saine, pour la première fois de ma vie. J’ai un cercle social globalement positif et aimant. Plus qu’à gérer les problèmes de drogues et d’alcool, et le paradis m’attend.
D’ailleurs faire de la musique en général influe sur beaucoup d’aspects, et écarte d’une vie humaine « normale », au sens métro-boulot-dodo traditionnel. Déjà parce que ça prend de la place… Est-ce peut être pour ça qu’on parle de saltimbanques avec une connotation péjorative évoquant la chute, le déclassement. Et toi, quand et comment es-tu « tombé » dans la musique ?
J’évolue dans un milieu où tout mon entourage à une vie un peu particulière, et faire de la musique, de l’Art, n’est aucunement un problème social. On est un peu dans une bulle. Ce mode de vie n’a jamais été autant en danger à ce jour du fait d’évolutions politiques, et je suis extrêmement inquiet de voir cette vision de la vie, que je trouve si beau et libre, être menacé à ce point.
J’ai fait de la musique toute ma vie. Dès le premier choc musical que j’ai eu avec le Black Metal il y a plus de vingt ans, j’ai immédiatement pris ma gratte pour moi-même participer à ce genre. Honnêtement, n’étant pas nostalgique, je ne me rappelle plus bien comment tout cela s’est dégoupillé pour que j’en arrive là, soit à faire une musique de niche dans la niche.

Derrière un morceau, généralement qu’est-ce qui est l’élément premier ? Une image mentale, un proto-riff, une intention, une émotion, une idée, une vision… ?
Cela varie constamment, mais de manière générale, j’ai un paysage abstrait en tête que je tente de coucher sous un MAO. J’ai la chance que tout me vienne à peu près en même temps. Le moindre riff emmène immédiatement une ligne de basse, de batterie, de synthés, les harmonies me viennent naturellement.
Ne vous trompez pas, dans la composition, il y a aussi une part immense au hasard et à la chance. On ne pond pas un morceau cool d’entrée de jeu, les pains peuvent donner des idées, les pédales qui foirent, les ampli qui déconnent, la réverb qui fait des siennes, tout ça fait partie intégrante du process de création.
Comment ne pas laisser le désespoir se muer en force paralysante ? Comment créer avec la douleur ?
J’ai une théorie foireuse que je n’ai jamais prouvé : je pense qu’il y a deux types de dépressions.
La dépression que j’appelle Acide est une forme de fuite en avant. Quelque chose de très intense, brûlant. Elle amène des étapes de crises très fortes et saisissante. C’est une douleur immense, tous les curseurs sont constamment à cent. Dans ce cadre de dépression, il est possible à mes yeux de composer de manière frénétique, en dégueulant. L’album Ecluse a été composé comme ça. Dans l’urgence, sans aucun cadre, par pur instinct, accouché dans une douleur vive.
Celle-ci est à mettre en opposition avec la dépression Amère. C’est le vide. Le grand Rien. Survivre est déjà un terrible enjeu, rien que faire des courses amène à un sentiment terrible. On veut juste dormir, somnoler, et tout te vampirise la gueule. Le moindre coup de fil, la moindre sortie amène à des angoisses franchement glaçantes. Dans ce cadre, composer est impossible. La paralysie est totale.
Dans les deux cadres, je pense sincèrement qu’il ne faut pas hésiter à se faire aider, accompagner, soigner, diagnostiquer au besoin. La dépression est une souffrance terrible, à ce moment, on s’en fout de composer, de survivre au travers d’un spectre social ou même sociétale. Personnellement les séjours en hôpital et les séances avec mon psychiatre me font énormément de bien, ça aide à canaliser, et donc à trouver de la justesse dans l’écriture ou la composition.
Peux-tu nous décrire de ton regard, ton interprétation du visuel de l’album réalisé par l’artiste Dehn Sora ?
Je laisse presque entièrement champ libre à Dehn Sora, étant moi-même nul en graphisme et ayant pleinement confiance en ses idées. L’objectif était de mêler un encensoir à des catacombes. Cela évoque alors une ambivalence entre la vie et la mort, le prêche et l’abandon, sur une typo dorée un peu ostentatoire. Le poids, la magnificence religieuse et la terreur de la finitude sont hyper importantes dans Liernes, et il fallait que l’artwork reflète de manière instinctive cette idée.
Qu’espères-tu qu’on retire de cette écoute de ce nouvel album ?
Paradoxalement et contrairement à ce que j’entends beaucoup, je trouve que Liernes est un album extrêmement lumineux, lunaire et harmonieux. Il est tumultueux par endroit et parfois un peu vindicatif, mais nous sommes à des années lumières de la souffrance d’Ecluse. J’espère que cette alternance franche entre les parts de noirceurs et de pastels seront saisissables par l’auditeur. Que la poétique soit compréhensible par le public. Je prends toujours des chemins un peu difficiles, joue avec des harmonies un peu complexes, donc j’ai toujours peur de passer un peu pour un con pédant.