Junko & the Dustbreeders - Anti-rock Stars
Par Manon Schaefle et Hugo Bingler.
Metz, jeudi 28 mars. Avec Hugo, co-journaliste, interprète et ami de longue date, on est allé dans le Grand Est pour la date messine du Sonic Protest aux Trinitaires. Ce soir, l’ancien couvent aux caves voûtées et moites tremblera sous les décharges du trio batterie-guitare-saxo Urge puis s’immolera dans les complaintes industrielles de Céleste Gatier.
Le projet qui nous a conduit·es ici ? Rencontrer The Dustbreeders & Junko Hiroshige – pour être totalement honnête, surtout Junko et ses vocalises extrêmes si particulières, comparées aux « guts of darkness » (trad. : entrailles des ténèbres).
Junko, c’est une légende (surtout chez les fans de séances BDSM pour les tympans). Chanteuse du groupe noise japonais Hijokaïdan, une bête farouche sommeille dans son abdomen menu qu’elle libère à chaque apparition sur scène.
Aller à sa rencontre, on ne vous cache pas que ça a un peu à voir avec l’envie de percer le mystère et de mettre une voix et des mots sensés sur celle qui a mené toute sa carrière d’artiste autour de cris perçants, sauvages et totalement inintelligibles.
Rendez-vous est donné pour l’interview quelques heures avant leur live. Yves Botz, membre des Dustbreeders, vient nous chercher Hugo et moi, et nous guide par de longs couloirs de pierres froides, longeant l’ancien cloître tapissé d’herbes. Dans les escaliers qui mènent aux loges, il nous demande : « C’est à la Bourse du Commerce que vous avez entendu parler de Junko ? ». « Non… » À vrai dire, je ne savais absolument pas que Junko avait performé il y a quelques semaines pour le finissage de l’expo « Ghost and Spirit », sur laquelle j’ai écrit un texte. Non, Junko je l’ai découverte il y a quelques semaines dans une vidéo, sur un téléphone, qu’un copain m’a montrée avec le commentaire suivant : « les Japonais.es, quand elles font de la noise, ça rigole pas ».
Yves Botz nous prévient de but en blanc : « Vous savez, Junko, elle ne parle pas beaucoup ». Bon… Et en effet, quelques minutes plus tard, on s’aperçoit que Junko, qui semble timide et peu à l’aise (soit avec l’anglais soit avec le fait de parler tout court), est plutôt adepte des réponses ultra concises – chose toujours déstabilisante pour des journalistes. On doit vite se rendre à l’évidence : on ne repartira pas avec l’entretien rêvé qu’on avait en tête. Pour autant, la rencontre n’est pas « ratée ». Au contraire, on a découvert la personnalité Junko derrière la voix : à part, en position de retrait et en même temps hyper sensible, hyper consciente de ce qui l’entoure. Je me fais la réflexion que le fait qu’une personne comme elle existe me rassure. Ne pas parler, être introvertie à l’extrême… Il y a encore de la place pour la différence radicale, pour l’inadaptation au bruit permanent, à la prédominance du discours.
Sur scène, Junko porte des solaires comme une rock star, mais aussi – je crois – pour faire écran et mettre une distance, un voile noir rassurant entre le public, les lumières aveuglantes et elle.
Pendant le concert, quelqu’un s’exclame : « Ça me fait penser à ma mère qui me crie dessus ». Je ne suis pas d’accord. Junko ne crie sur personne : réprimander, effrayer, engueuler… ça n’a rien à voir avec ce qu’elle m’évoque. Junko enveloppe de hurlements immersifs, elle pénètre au cœur de nos émotions et s’adresse primitivement à nos sens.
Heureusement pour notre interview, les autres membres de Dustbreeders (Michel Henritzi, Thierry Delles, Yves Botz) étaient présents pour nous donner le change.
Manon S. : Merci beaucoup d’avoir accepté notre invitation. Ma première question : comment décririez-vous à quelqu’un qui n’a jamais entendu votre musique ce que vous faites ?
Junko Hiroshige : I can’t describe it.
Hugo B. : Par rapport à la structure du groupe, comment ça se passe ? Junko ne fait pas vraiment partie des Dustbreeders. Pour autant, elle vous accompagne beaucoup dans vos disques et aussi sur scène.
Yves Botz : Au début, effectivement, c’est un peu notre amour du groupe Hijokaidan, le groupe japonais de noise, qui nous a menés à elle. On y entendait cette voix incroyable de Junko. Quand on a monté le label Élevage de poussière, après un premier album de Dustbreeders on s’est dit que ça pourrait être intéressant de produire des disques de musiciens qu’on connaissait seulement à travers leurs groupes, les enregistrer en solo, pour faire ressortir leurs singularités. Il y a eu la proposition faite à Junko d’enregistrer seule sa voix.
Michel Henritzi : La voix de Junko a toujours été noyée dans le son collectif de Hijokaidan et là, pour la première fois, on pouvait entendre vraiment la spécificité de son approche. À part Yoko Ono, il n’y a pas beaucoup de chanteuses qui sont dans ce registre-là.
Thierry Delles : Il y avait aussi le fantasme de collaborer avec quelqu’un extérieur au groupe. Il n’y avait pas beaucoup de musiciens avec qui on imaginait collaborer… On avait des fantasmes : de pianistes, de batteurs, quelque chose qui avait à voir avec le free jazz. Mais en fait Junko, c’était quelque chose qui était assez inouï pour nous et un chant qui semblait rencontrer ce qu’on faisait avec les mange-disques à l’époque, ce qui nous amenait aussi à une pratique de la noise plus rock, avec une « chanteuse ».
Hugo : C’est intéressant parce que, à mon sens, ça fait un peu une figure de lead, sans pour autant qu’elle soit la lead singer de votre groupe.
Michel : C’est une position qu’elle ne recherche pas du tout, que ce soit avec Hijokaidan ou avec nous. Ça s’est fait très naturellement. Elle était assez étonnée que quelqu’un s’intéresse à elle en dehors du groupe Hijokaïdan. On l’a invité à venir enregistrer en France pour enregistrer ce qui sera un premier album en solo pour elle et organisé une première tournée avec nous en Europe. Ç’était il y a 22 ans.
Manon : D’où vient ce nom, « The Dustbreeders » qui évoque un peu une machine infernale ?
Yves : C’est inspiré de l’élevage de poussière, la photo de Man Ray sur le grand verre de Duchamp. Quand on a commencé à jouer, on n’utilisait principalement des disques. On n’était vraiment pas des musiciens. Donc l’idée, c’était d’utiliser les disques des autres, la musique des autres, de la rayer, de casser les disques pour créer des boucles, et créer à travers ces gestes de détournement de la musique. On en reparlait l’autre jour, remplacer Jimi Hendrix, au lieu de jouer comme Jimi Hendrix. Il suffisait de scratcher Woodstock ou de l’enregistrer en cassette sur un Walkman et de le glisser sur une guitare … Il y avait cette idée que le disque était un élevage de poussière et que… du coup, on était des éleveurs de poussière.
Manon : C’est poétique et en même temps, pour certaines personnes, y compris des personnes qui apprécient votre musique, elle peut dégager une forme de violence. D’ailleurs, dans une interview, j’ai lu un journaliste qui utilisait le mot « arterrorism » pour parler de vous.
Thierry : On ne cherche pas la violence pour la violence. Notre musique est avant tout festive.
Yves : Notre façon de jouer, on l’avait décrite comme un « procès cannibale ». L’idée, en jouant avec les mange-disques, c’est d’entrer un disque dans une machine pour en faire ressortir autre chose qui, cette fois, nous appartient. On cannibalise la musique des autres. C’est un festin assez violent. Donc oui, il y a une violence par rapport à la musique des autres. Et puis, il y a effectivement une musique qui en sort, qui peut être violente.
Hugo : Comment est-ce, pour toi, de jouer avec d’autres gens, avec quelqu’un, ou de chanter seule ? Que préfères-tu ?
Junko : I enjoy many people. I don’t like to play alone in fact, because many sounds, very interesting for me. Everytime, different.
Hugo : Dans la continuité de ce que vous avez déjà dit concernant l’origine du nom du groupe et la photo de Man Ray, est-ce que vous avez une sorte d’imaginaire visuel que vous associez avec les sons que vous créez ?
Yves : De fait, pour chacune de nos productions se posait la question de comment l’illustrer. Il y aurait beaucoup d’artistes à citer comme influences, souvent indirectes, comme Jeff Hall, Présence Panchounette ou Christian Marclay, dans l’idée de détournement.
Manon : Junko, pourrais-tu peut-être nous donner un cri qui décrit cette ville ?
Junko : No. In Japan, nobody likes such music. So nobody invites me. So no chance to play in Japan.
Hugo : Quand tu chantes, as-tu une histoire en tête, racontes-tu une histoire ?
Junko : Sometimes. It depends on the day, so I forgot. About pastime.
Michel : Pour la petite histoire, avant de faire partie d’Hijokaidan, Junko n’avait jamais chanté. Au départ, ce qu’elle dit, c’est que quand Jojo (le guitariste et fondateur du groupe) lui demande de jouer avec eux, elle essaie la basse, mais ça ne lui convient pas. Et comme elle ne joue d’aucun instrument, elle passe à la voix. Je ne sais pas si c’est Jojo qui lui demandait expressément de hurler ou si c’était spontané de sa part.
Junko : He asked me not singing. Like an instrument.
Michel : Son rapport à la voix a beaucoup changé ces dernières années… Avant, elle était beaucoup plus dans le cri. Maintenant, c’est plus une sorte de logorrhé, des borborygmes, avec des sons qui ne font pas vraiment sens, un peu comme chez les dadaïstes ou les lettristes.
Manon : Il y a quelque chose d’étrange, c’est qu’il n’y a que pour les humains qu’on parle de voix. Pour les animaux, on parle justement plus de bruit ou de cris. Est-ce que pour vous, il y a une différence radicale entre une voix humaine et un cri d’animal ?
Thierry : On peut extrapoler cette question à notre musique car je crois qu’il y a quelque chose de très instinctif.
Hugo : De manière très factuelle, comment vous vous organisez sur scène ? Parce que vous parlez d’instinct. Mais au final, je suppose que vous avez déjà des intuitions de ce que vous allez jouer. Ou bien pas du tout ? Comment décririez-vous votre synergie ?
Yves : C’est drôle parce qu’on a joué dans des lieux parfois vraiment plus liés au jazz, aux musiques improvisées. Après coup, les gens nous disaient : « vous ne faites pas de la musique improvisée. En fait, ce n’est pas de la musique improvisée parce que vous êtes trop débordés par vos instruments. » Je crois qu’effectivement, un instrumentiste, il arrive à échanger avec l’autre parce qu’il maîtrise son instrument. Nous, effectivement, nos instruments, à un moment, ils jouent tout seuls.
Thierry : La seule préparation qu’on peut faire, c’est se dire: on utilise tel effet, on règle notre ampli comme ci, comme ça. L’idée de l’improvisation, c’est faire du boucan ensemble.
Yves : Mais après, au-delà de ça, il y a quand même une création, il y a quand même un son. Il y a quelque chose qui va se passer, qui va sortir de ce boucan. Ce n’est pas qu’un boucan.
Thierry : Une mélodie presque.
Manon : Tout en étant dans ce qui peut paraître désorganisé de l’extérieur, vous trouvez quand même des formes pour vous renouveler, pour vous donner envie de continuer d’exister après plus de 40 ans d’existence en tant que the Dustbreeders ?
Yves : Déjà, un facteur important entre en jeu qui est le fait qu’on joue très peu… On n’a pas fait énormément de concert, vraiment très peu même. Donc, ça fait qu’on ne ressent pas un besoin monstre de se renouveler dans le temps. Et après, quand on est juste nous trois ou avec Junko, ça change déjà beaucoup les choses.
Thierry : Il y a quand même eu différentes périodes pour le groupe. On a commencé par faire plutôt des disques-objets en 88. Ensuite, on a eu une approche plus rock, avec guitares et batterie mais centrée autour des tournes-disques. Puis on est passé aux mange-disques. À ce moment-là, on a évacué tout l’instrumentarium rock avec les guitares, les batteries, la voix, tout ça. L’idée était de jouer trois fois le même disque. Au début, c’était Petite Fleur, de Sidney Bechet, Dolannes Melodie de Jean-Claude Borelly et Hendrix. Puis on s’est dit que tout était dit. C’était notre procès cannibal. Après, on a invité Junko à rejoindre ce procès cannibal. Et puis, après un moment, le fait d’utiliser des manges-disques… Ça devenait rare… À l’époque, on en trouvait sur tous les marchés aux puces. Aujourd’hui, ça vaut une fortune, un mange-disque. Donc, on trouvait qu’il y avait quelque chose qui se rajoutait en termes de richesse, en termes de rareté – car même un 45 tours, ça devenait rare. Qu’il y avait une nostalgie qui se rajoutait et on n’avait pas trop envie de ça. Donc, on a remplacé le manque-disque par des guitares.
Yves : Exceptionnellement pour le concert de ce soir, on ressort les mange-disques.
Hugo : Et au bout d’une fois que vous l’utilisez en concert, c’est détruit ?
Thierry : Non, ça dépend.
Hugo : C’est intéressant. Juste rapidement, ça, ça fait un peu penser à du sacrifice, cette idée de détruire ce qu’on utilise pour créer. Et avant, vous parliez de procès cannibale. Je trouve ça intéressant un petit peu ce champ lexical de…
Michel : Je pense qu’on aurait tous les trois une explication différente à donner. Ça, c’est plus Yves qui mettra en avant ces choses-là, mais je peux me retrouver dans ce qu’il dit. Mais mon approche est plus dans l’idée de se faire déborder par le son, la dépense festive comme le soulignait Thierry.
Yves : on en a beaucoup discuté ensemble. C’est à la fois l’idée d’un procédé, en tant que process comme on dirait aujourd’hui, car notre musique se crée dans le fait de manger la musique des autres. Et c’était aussi passer en procès la musique des autres, ce qui a un côté un peu arrogant quand on y pense. On aime se faire surprendre. Quand on a commencé à jouer Sydney Bechet, on n’avait pas spécialement envie de le passer en procès. C’était joli, mais on se rendait compte qu’en scratchant, en passant Sydney Bechet et Petite Fleur dans nos petites machines, on créait une autre musique qui était assez belle, mine de rien, qui avait à voir avec le free jazz. On créait du free jazz, finalement, mais qui ne répondait pas vraiment aux critères attendus du free jazz.
Manon : Dernière question, vous aviez déjà joué pour le Sonic Protest ?
Yves : Oui. On a joué avec Mattin, qui est un artiste basque qui vient de la noise, mais qui est vraiment très conceptuel et politique. On s’est demandé ensemble comment investir la scène de Sonic Protest. On jouait à l’Église Saint-Merry. Qui plus est, c’était en plein mouvement des gilets jaunes et donc on avait envie de réagir par rapport à ça. Et donc, on a demandé au public de prendre parti. On a demandé au public de se répartir à droite ou à gauche. C’est une question un peu bête, mais c’était : êtes-vous pour les gilets jaunes ? Êtes-vous contre les gilets jaunes ? Vous allez de ce côté, vous allez de ce côté. Et ce qui était intéressant, c’est que le public n’aime pas qu’on lui dise des choses comme ça. Et donc ça hurlait beaucoup « rock’n’roll », « pas de politique », « ta gueule », etc. Et donc là, on leur a dit: OK, si vous n’êtes pas d’accord, vous montez sur scène. Et là, il y a énormément de gens qui sont montés, donc il fallait les aider à monter, et qui étaient là sur scène à faire ce qu’ils voulaient. Il y avait un micro qui circulait.
Thierry : Ils prenaient nos instruments, jouaient à notre place… C’est drôle, il y a plein de gens qui étaient avec leur téléphone portable à prendre des photos, des musiciens, de très près ou à se prendre en selfie. Le groupe joue du public, joue avec le public, mais le public peut jouer le groupe aussi.
Yves : Il y avait des micros qui se baladaient dans la salle, donc les gens pouvaient aussi réagir. C’était plutôt excitant. J’ai trouvé dernièrement sur le net, une petite vidéo, enfin, quelqu’un qui a filmé pendant une minute et qui décrit ça comme une prise d’assaut de la scène par des communistes avec du vin rosé.
Accompagnée par les Dustbreeders, qui balancent leurs mange-disques, les brandissent, dansent avec eux comme si leurs boîtiers se changeaient en partenaires, Junko, depuis le fond de la scène, semble nous guider, par sa voix, ses cris incompréhensibles et puissants, à travers la brume sonore générée par les reliques cannibales de ses compères. Si, de prime abord, Junko paraît impénétrable aux yeux de journalistes qui sont venu·e·s avec des questions, qui cherchent des réponses, sa timidité révèle en fait une douceur candide dont le charme est propulsé lorsque, sur scène, on est témoin de son expression artistique. Une dualité surprenante entre la femme presque dans l’ombre (littéralement et figurativement), et la force de ses cris qui par-delà les vagues de sons émises par The Dustbreeders, parviennent à nos oreilles en couronnant le champ des aigus. Une dualité surprenante entre un monde artistique personnel, mystérieux, à l’expression si vive, et une femme pleine d’humilité.