Jimmy Beauquesne : Portails Vers Apocalypses
Par Hugo Bingler
Il y a quelques temps, en zonant sur Instagram, je suis tombé sur le profil de Jimmy Beauquesne, artiste illustrateur. J’ai tout de suite été happé par son univers fantastique, pastel, mélancolique. J’ai désiré en savoir davantage et l’ai contacté pour qu’il me dévoile les (ou plutôt certains) secrets de sa pratique. Voici donc quelques lignes à ce sujet.
Les apocalypses.
« Je crois que si il y a une forme d’étrangeté dans les choses que je dessine, c’est parce qu’elles se situent au basculement du réel dans quelque chose de fantastique. Elles sont exactement à cet endroit-là. »
J’ai rapidement parlé de magie pour évoquer la nature des sujets figurant dans les œuvres de Jimmy. S’il reste bien entendu ouvert aux interprétations personnelles, lui perçoit son travail comme des phénomènes ponctuels, des événements précis à la jonction entre notre monde et un autre. À la manière d’un multiverse, ses œuvres peuvent être interprétées comme des portails. Elles sont à la fois des moments-clés, des points de bascule, des changements d’état presque chimiques ou des bugs.
Pour ma part, c’est un monde onirique, voire presque cauchemardesque (j’insiste sur le presque), dans lequel je suis transporté. Ses dessins semblent en effet évoquer de puissantes émotions : de la douleur, de la tristesse, du désarroi. Un monde apocalyptique au sein duquel ses personnages arborant grimaces, mines mélancoliques, déformations chagrinées, subissent des crises qui contorsionnent leurs corps et bouleversent leur environnement.
« Je ne dirais pas que j’inflige une forme de souffrance à mes personnages, mais ils endossent mes humeurs, mes questions, mes crises… et j’ai un goût prononcé pour la dramaturgie. ça, c’est clair. »
Indices d’un certain ancrage dans sa vie personnelle, on pourra remarquer plusieurs autoportraits ainsi que des portraits de personnes réelles comme Ariana Grande ou Justin Bieber. En fait, le travail de Jimmy est d’une grande sensibilité. Les crises qu’il dessine, qu’il qualifie d’ailleurs de plutôt simples, de banales, c’est le drame de celles qu’il vit au quotidien ou dont il est le témoin. Ce sont des émotions qui le traversent, de près ou de loin, et qu’il digère en leur donnant forme.
En outre, sa manière de qualifier de personnelles mais également communes les crises qu’il endure ou fait endurer à des personnalités publiques (des stars) justement universelles, me fait penser que ce sont en réalité plein d’affects qu’on a tous.tes, des crises familières, une projection de symboles auxquels on peut tous.tes s’identifier. Alors, plutôt que de crises banales, on pourrait justement parler de crises universelles, et aussi, peut-être, de thérapie collective.
La souffrance éclipsée.
Plus-haut, j’ai tenu à insister sur « presque cauchemardesque » parce qu’effectivement ce n’est pas vraiment le cas. Ça aurait pu l’être à la seule lecture de ce que j’ai écrit à propos des thèmes abordés par Jimmy. Mais les émotions violentes qu’il représente sont en fait adoucies par divers procédés ou choix artistiques.
Le premier d’entre eux, qui saute aux yeux (et qui me séduit), c’est celui des couleurs. De ses œuvres coule une lave pastel suave, des teintes de gris moelleuses et des couleurs jamais criardes. Quand je lui ai demandé pourquoi il restait dans ces tonalités, il m’a tout simplement expliqué que ça provenait du crayon de couleur, qu’il a commencé à dessiner en utilisant ce medium très accessible qu’il affectionne particulièrement au point qu’il soit devenu presque instinctif.
« En fait, j’utilise encore des crayons de couleurs que j’avais dans mon enfance. C’est un médium qui m’est familier, économique… et surtout qui ne m’intimide pas. J’ai commencé mon travail par là. »
À mon sens, ce sont vraiment ces tonalités pastels alliées à la texture grasse des crayons que Jimmy utilise qui permettent d’amalgamer la souffrance illustrée, de l’atténuer, de l’engourdir. Les thèmes difficiles deviennent sereins. À noter que ce choix des couleurs évolue quand même au fil du temps. Jimmy cite Instagram [lien vers son compte en début d’article] comme un véritable portfolio ainsi qu’un moyen pour lui de segmenter différentes périodes colorées.
« Mes dessins illustrent souvent des histoires que je me raconte ou qui m’arrivent. J’associe assez instinctivement une couleur à ces récits. Par exemple, j’ai travaillé pendant un an à une exposition qui prenait la forme d’un conte philosophique illustré, et je sens que changer de gamme accélère une sorte de deuil de ce projet. »
L’exposition en question, son premier solo, a eu lieu cette année dans une galerie New Yorkaise nommée Fragment. Ce projet consistait en une série de dessins comme une histoire aux plusieurs chapitres : « Undawn ». Elle marque une période rose, bleutée.
Quand Jimmy m’a parlé d’Instagram, ça m’a aussi mis la puce à l’oreille concernant certains dessins que j’avais préalablement remarqués, illustrant plusieurs objets ultra-modernes (cigarettes), technologiques (écrans). Je trouvais intéressant le contraste entre ces éléments contemporains juxtaposés aux thèmes floraux ou encore médiévaux (armures, épées, dagues) que l’on retrouve énormément dans sa création. À ce propos, Jimmy dit : « L’opposition de la technologie au végétal est un paradoxe assez archétypal qui m’ennuie et m’excite en même temps. Sans doute que mes personnages se débattent avec des grands archétypes et les traversent avec trop de premier degré. Mais c’est quelque chose de grave pour moi. J’aime penser au premier degré absolu comme une quête alchimique qui mène à quelque chose de réel… une forme de foi, peut-être. »
Et effectivement, ces objets – donc symboles de crises – cohabitent avec la nature. Et celle-ci, d’une toute autre manière que les pastels et la texture, permet également d’adoucir la souffrance présente dans les compositions de l’artiste. La végétation, les fleurs ont pour Jimmy quelque chose d’enveloppant, d’intime, de l’ordre du camouflage. Elles agissent comme des filtres où le sujet n’est pas donné directement, où il est caché, recouvert, protégé.
« C’est difficile pour moi d’expliquer d’où vient cette omniprésence de la végétation dans mon travail. C’est une humeur double, elle est séduisante mais surtout elle résiste à quelque chose… à son assignation de genre, à une forme de bon goût aussi. »
Avant de passer à la troisième partie de cet article, j’aimerais ajouter une dernière chose concernant cette supposée souffrance inhérente aux illustrations de Jimmy. Celle-ci n’est en réalité que relative. L’artiste en parle de manière très juste : « Peut-être que l’espace de mon travail me permet de ne pas vivre les affects de façon binaire. La mélancolie, la tristesse ou la nostalgie ont une matérialité douce, assez sensuelle pour moi. C’est autre chose IRL. »
En effet, la sensibilité, la délicatesse avec lesquelles les émotions douloureuses, parfois presque sinistres, sont dépeintes, permettent d’épurer le potentiel malaise des thèmes abordés par l’artiste, de transposer ces derniers dans un plan où règneraient davantage de quiétude, de paix… Le tout en beauté. Et puis en fin de compte, comme il le dit lui-même, il appartient à tout·e un·e chacun·e de juger du positif des émotions invoquées.
Portail vers nôtre monde ?
« Quand je fantasme mon travail, j’aimerais qu’il ne se réduise pas qu’au dessin… »
Dès le début de notre entretien, Jimmy m’a expliqué avoir toujours dessiné. Depuis son plus jeune âge. Pourtant, au cours de ses études – il est passé par plusieurs écoles et fac d’art – ses dessins restaient dans sa pochette : il avait l’impression qu’on attendait de lui des créations plutôt sous forme d’installations, d’objets, que c’était ça, « l’art ». Ce n’est qu’une fois sorti des études que l’illustration est devenue son médium principal et qu’il l’a pleinement assumée comme tel.
Néanmoins, il semblerait bien que l’artiste imagine sa pratique par-delà les frontières propres au dessin. A plusieurs reprises au cours de sa jeune carrière, Jimmy a produit des œuvres qui sortent du cadre de l’illustration : il a habillé des pièces avec du papier peint, créé des sculptures, dessiné des cartes de tarot, entre autres choses. Mais ce désir d’aller plus loin dans la matérialisation de son art, de donner corps aux histoires qu’il dessine semble subsister.
« J’aimerais vraiment faire des décors de théâtre, de la scénographie, des accessoires de films… c’est un petit rêve. Mais pour le moment, c’est baby steps. En tout cas j’aimerais y arriver. »
Et personnellement, je souhaite que ce rêve prenne forme. Que les changements chimiques, les parasites qu’il façonne à travers sa vision artistique s’incarnent dans notre espace, dans notre monde. Jimmy est un artiste véritablement talentueux, aux dessins touchants, mêlant et balançant avec grâce douceur et violence. J’espère donc avoir donné aux lecteurs·rices un avant-goût honorable de son art, et vous invite à vous plonger plus intimement dans son univers unique.