Inostranec
Photographe : Dimitra Dede
Texte : Christophe Siébert
Ce texte est issu du cycle Les Chroniques de Mertvecgorod, édité au Diable vauvert.
Le premier tome, Images de la fin du monde, est paru en mars 2020.
Le deuxième tome, Feminicid, sortira en septembre 2021.
Retrouvez Les Chroniques ici
Étranger. Oui.
Il se sentait exactement ainsi.
Étranger et à l’article de la mort.
Pour quelqu’un qui vivait depuis deux mille ans, ça n’était pas rien de se sentir à l’article de la mort.
Son dernier contact avec des humains remontait à un siècle. 2020 et quelques. Peut-être 2030. Non, pas 2030,
puisque c’était avant que la grande obscurité ne tombe sur la cité où il avait vécu en captivité, enfermé dans une cave, pendant plus de trois cents ans.
Comment s’appelait la ville, déjà ? Il fouilla sa mémoire, creusa à travers les couches et les couches de souvenirs.
Mertvecgorod.
Elle avait eu plusieurs nom. Mais c’est sous celui-ci qu’il l’avait connue et haïe. Tout comme il avait haï ses habitants.
Depuis que les jeunes cons l’avaient libéré il avait fui la compagnie des hommes.
Il avait marché le plus loin possible de la civilisation, jusqu’aux montagnes.
Il avait grimpé le plus haut possible. Il voulait s’assurer de ne plus jamais croiser un seul être humain, un seul de ses semblables.
Mais pouvait-on le considérer, lui, comme humain ?
Accomplir cette simple tâche, quitter la terre des hommes, trouver les montagnes, les gravir, lui avait pris des mois, peut-être des années.
À cause de son métabolisme.
Si l’Homme-Arbre avait vécu si longtemps, c’est parce qu’il ne s’éveillait qu’une heure par semaine.
Le reste du temps son corps dormait.
Le reste du temps son esprit se connectait à l’inconscient collectif, à toute la mémoire du monde,
de tous les mondes, celui des humains et celui des bêtes, celui des plantes et celui des insectes, celui des vivants, celui des morts.
Son don et sa malédiction. La raison pour laquelle on l’avait séquestré si longtemps, dans le but de lui arracher des informations,
des secrets, de cueillir des bouts de sa mémoire comme on tamise la boue à la recherche d’or.
Plus personne ne croyait à son existence. Cent ans après son évasion il ne restait de lui aucune trace dans la mémoire des hommes.
Même la rumeur, même la légende s’étaient éteintes. Son nom avait disparu.
Seul, au sommet d’une montagne perdu au milieu d’autres sommets, d’autres montagnes,
il contemplait la roche, le ciel, le monde en contre-bas, à la fois monotone et rythmé d’infinies variations minuscules.
Appartenait-il à l’espèce humaine ?
Il n’avait pas de descendance.
On ne lui connaissait pas de parents.
Avait-il baisé en deux mille ans ?
Avait-il baisé seulement une fois ?
Il ne se souvenait pas.
Sa mémoire contenait toute la mémoire du monde mais il se souvenait de peu de choses le concernant directement.
Ses souvenirs personnels se perdaient dans une brume.
Il était seul, désormais.
Absolument seul ? Peut-être.
L’espèce humaine avait-elle disparue ? Qui sait.
Il n’avait plus aperçu depuis très longtemps la moindre déjection de leur civilisation. Ni drone, ni avion, ni voiture, aucune fumée d’usine, nul écho d’un train à grande vitesse, pas un seul crépitement d’arme à feu.
Dans quelques heures lui aussi disparaîtrait.
Depuis son dernier réveil, quelques semaines auparavant, il ne dormait plus.
Il n’éprouvait pas plus qu’avant le besoin de se nourrir.
De temps en temps il avalait une poignée de neige, quelques baies, un insecte.
Il regardait le ciel diurne.
Il regardait le ciel nocturne.
Ce ciel qui avait si peu changé depuis sa naissance.
Ce ciel qui avait existé longtemps avant lui.
Qui existerait longtemps après.
Il regardait les plantes épineuses qui poussaient dans les anfractuosités.
Il regardait les lichens.
Il regardait les mousses et les moisissures.
Il regardait les couleurs que peignaient les veines au cœur des roches brisées.
Il se tenait au sommet de la plus haute montagne accessible, jambes écartées.
Il avait grimpé aussi haut que ses forces déclinantes le lui permettaient.
Une fatigue infinie, incommensurable, l’avait saisi depuis son dernier réveil.
Comme si ces deux mille années de vie, ces cent ans d’existence – si on mettait bout-à-bout les heures d’éveil – lui présentaient enfin la note.
Il se débarrassa de ses vêtements, des hardes qui lui couvraient le corps et lui donnaient l’aspect d’un homme préhistorique, d’un barbare des temps anciens.
Des touffes rêches de poils blancs ou gris clair parsemaient son corps maigre.
Il ne souffrait pas du froid.
Il laissa le blizzard l’envelopper, tourbillonner autour de lui, chargé de neige et de pluie glacée.
Le blizzard s’engouffrait dans sa longue tignasse, dans sa barbe,
dans la broussaille de poils raides qui formait un buisson sur ses couilles.
Le blizzard rougissait sa peau ridée comme un lac.
Bouche ouverte, il aspirait l’air coupant comme des stalactites.
Il le laissait pénétrer sa trachée et pétrifier ses poumons.
Malgré le vent glacial qui lui gelait la cornée, il regardait tout sans ciller.
Tout ce qui l’entourait.
Il mourut.
Et avec lui mourut toute la mémoire du monde.
En quelques minutes la neige couvrit son corps.
Au printemps suivant le dégel fit fondre son linceul et révéla son corps momifié par le froid.
Rabougri, sec, pareil à de la viande séchée.
Les animaux le mangèrent.
Il ne resta plus rien de lui.
Il vit le jour plus de vingt siècles plus tôt, quelques centaines de kilomètres à l’ouest de l’endroit qu’il avait choisi pour sépulture, à l’époque où les Scythes dominaient la région.
Le blizzard s’engouffrait dans sa longue tignasse, dans sa barbe,
dans la broussaille de poils raides qui formait un buisson sur ses couilles.
Le blizzard rougissait sa peau ridée comme un lac.
Bouche ouverte, il aspirait l’air coupant comme des stalactites.
Il le laissait pénétrer sa trachée et pétrifier ses poumons.
Malgré le vent glacial qui lui gelait la cornée, il regardait tout sans ciller.
Tout ce qui l’entourait.
Il mourut.
Et avec lui mourut toute la mémoire du monde.
En quelques minutes la neige couvrit son corps.
Au printemps suivant le dégel fit fondre son linceul et révéla son corps momifié par le froid.
Rabougri, sec, pareil à de la viande séchée.
Les animaux le mangèrent.
Il ne resta plus rien de lui.
Il vit le jour plus de vingt siècles plus tôt, quelques centaines de kilomètres à l’ouest de l’endroit qu’il avait choisi pour sépulture, à l’époque où les Scythes dominaient la région.
Mystic Mountains is a cycle dedicated to this strange place where our fantastic and dark memories are.
Mystic Moutains – Inostranec – Photos Dimitra Dede – Texte Christophe Siébert.
Bad to the Bone has been founded and is published by Hervé Coutin.