Hildegarde. « Disconnected »
Par Manon Schaefle
Entre exutoire et manifeste, le nouveau clip « Disconnected » d’Hildegarde revient sur un moment difficile de sa vie et les montagnes russes d’émotions traversées.
En été 2022, la sortie de son album Inside, moment crucial pour un·e artiste, se fait dans le chahut le plus total. Lae musicienne et performeur·se subit alors un déluge de haine sur les réseaux sociaux suite à une interview donnée à Konbini. Sa façon de se définir et l’image qui a ensuite été produite d’ael de façon abusive par le média ont déclenché les foudres d’une horde digitale, notamment des « mascu de droite qui semblent mener une veille contre tout ce qui gêne leurs représentations » relève-t-ael.
Avec ce clip, Hildegarde donne un nouveau sens à un titre écrit et composé dans un autre contexte (celui du couvre-feu post confinement dans une zone rurale isolée et des réseaux sociaux comme bouffée d’oxygène sociale ambivalente.) Avec un refrain / slogan évocateur et imagé, « Aux confins de mes sentiments, tout le monde piaille tout le temps » la réplique est donnée : forte, combattive mais avec une pointe d’humour qui éclipse les ressentiments. Ael reprend possession de son image, travail titanesque dans notre société de flux d’appropriations et de déformations instantanées, et la main sur son destin.
« Disconnected » évoque nos identités et leurs transpositions digitales, les violences vécues mais aussi d’autres sujets forts : dépassement des normes, rejet d’une certaine humanité…
L’une des lignes de force du travail d’Hildegarde, derrière son caractère fantastique et pop, est sa radicalité à la fois douce et poétique, qui défend des esthétiques et idées à contre-courant sans brutalité ou sans chercher à choquer pour choquer. Mais sans non plus capituler face aux forces qui tentent de nous conformer. Sa radicalité s’affirme dans les textes, mais aussi dans les sonorités entre violence et caresses, et tout son processus créatif (écriture automatique, approche cathartique et « totale », self-design…)
Avec « Disconnected » on ressent une forte mélancolie autant qu’une montée en puissance. Derrière toutes ses transfigurations (en clown, en avatar créé avec une IA…), il y a dans la posture d’Hildegarde un côté proche de la figure d’ange, entre grâce et disgrâce : précurseureuse, annonciateurice de choses que le monde n’est pas encore prêt à entendre, soutenant une mutation globale vers plus de justice, de bienveillance, de joie, autant qu’ael subit l’état du monde actuel d’être trop différent·e.
Hildegarde dévoile les limbes de ce sentiment qui est d’être seul·e à rebours du monde, mais son expérience tend aussi à prouver le contraire et mettre en lumière les adelphes partout autour de nous.
En résulte un univers à vif, hyper-intime mais qui trouve de multiples résonances collectives. On vous propose cinq portes d’entrées pour le découvrir.
« Disconnected »
Bad to the Bone - La sortie du clip « Disconnected » marque un moment important pour toi, une sorte de retour dans le digital après l’orage. Est-ce que tu l’anticipes ou pas du tout ?
Delphes - Je suis super content·e ! Pour moi la sortie de ce projet est importante d’un point de vue artistique comme personnel. De toute façon dans ce que je fais, les deux sont toujours très liés, toujours ! C’est un retour en force, je ne le redoute pas bien au contraire.
Bad to the Bone - Au fait, souhaites-tu revenir un instant sur ce qui s’est passé suite à l’interview de Konbini ? Est-ce que l’album Inside (où figure le titre « Disconnected ») était déjà sorti quand c’est arrivé ?
Delphes - La timeline est assez intéressante. Inside est un album sur lequel j’ai travaillé pendant 4 ans. Il est sorti en été 2022. Konbini m’a contacté·e en avril 2022. J’ai fait en sorte qu’un des titres sorte en même temps que le reportage, et le reste de l’album a suivi.
Au final le projet du clip est arrivé peu de temps après la vague de harcèlement que j’ai fui. Je m’étais fait·e hacker absolument tout ce que je possédais sur internet. A ce moment là, le réalisateur du clip qui est aussi un ami m’a proposé de travailler autour de la notion d’avatars. J’y ai vu l’occasion de donner une réponse artistique à cette histoire.
Bad to the Bone - Comment tu as vécu et puis surmonté cette période ?
Delphes - Pour moi il y a une portée militante dans la sortie de ce clip. On a essayé de retranscrire visuellement l’espèce de décharge mentale que tu te prends et la solitude que tu vis dans ce genre de situation. Le besoin de t’en extraire aussi, mais c’est très très compliqué. Suite à ça, je me suis beaucoup renseigné·e auprès de personnes qui ont vécu ce genre de choses. Ça m’a donné envie d’aborder ce sujet parmi toutes les choses que je défends.
Ce qui m’a aussi questionné, c’est de m’apercevoir que ce sont toujours des minorités de représentation ou des femmes qui se font attaquer. Je me rappelle avoir dit à des ami·es sur le coup, « c’est bien Orelsan il peut dire aux gens qu’ils sont tous vraiment trop cons, tout le monde va l’applaudir alors que moi quand je dis que je ne me sens pas à l’aise d’être un·e être humain·e à cause de ce qu’on fait subir à cette planète et je me prends des menaces de mort ».
Bad to the Bone - Pour le clip, de qui t’es-tu entouré·e pour le réaliser ?
Delphes - C’est assez ouf vu le résultat mais on n’était que deux. On l’a tourné en 3 jours chez moi, puis GoG a travaillé dessus pour la post-prod et le montage. Comme je disais, il suit ce que je fais depuis longtemps et j’aime m’entourer de gens qui comprennent bien mon travail pour être sûr·e d’être sur la même longueur d’onde, de prendre le temps d’en discuter. Je travaille toujours dans ces ambiances là, en essayant de créer des cocons.
Bad to the Bone - A ce sujet, tu es sur un label ?
Delphes - Inside est sorti sur le label marseillais Du Coeur Records, ma première sortie avec un label. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, je faisais tout tout·e seul·e, avec bien sûr le soutien de différentes personnes. On avait beaucoup de références communes avec Jules DuCoeur. Quand je lui ai fait écouté Inside, il m’a dit « Quel voyage ! » Je lui ai répondu « Ok, on va pouvoir continuer à voyager ensemble ! »
Catharsis & care
Bad to the Bone - J’ai relu une interview où tu évoquais ta participation à une conférence sur le harcèlement dans les milieux drag (organisée par Caélif LGBT et Stop Harcèlement) avant même l’interview de Konbini.
Delphes - Cette fois là, c’était pour parler de la performance. En tant que performeureuse, on est souvent exposé·es à différentes formes de harcèlement et d’agressions.
C’est un peu triste mais le harcèlement fait complètement partie de l’histoire de ma vie. J’ai commencé à me faire harceler à l’école, j’ai dû changer de collège. Artistiquement je me suis souvent servi·e de ce vécu pour le transformer en quelque chose de positif et constructif pour moi et toutes les personnes concerné·es. Pour moi l’art est un miroir hyper profond, le miroir le plus profond qui puisse exister. Je me suis toujours dit que c’était quelque chose que je devais porter quoi qu’il arrive, même si c’est parfois très lourd.
Bad to the Bone - L’un de tes morceaux s’intitule « Self care ». As-tu une approche de soin, de thérapie dans ta musique ?
Delphes - J’ai l’impression que les personnes touchées par mes lives sont très réceptives à cette facette. Souvent, à la fin d’un concert les gens ne me disent pas « c’était trop bien » mais « merci » comme pour souligner que je leur ai apporté un bienfait. Et c’est vrai que dans mes dispositifs lives j’utilise souvent de l’encens et des projections vidéos, pour amener un effet enveloppant. L’expérience que j’essaie de créer, physiquement, visuellement ou musicalement, vise à sortir la personne de là où elle se trouve pour l’amener ailleurs.
Je pense que ça passe aussi par mes textes. Avec Du Coeur records quand on a sorti l’album, qui est sous forme de petite clé usb magique, on a édité un livret pour rendre les paroles accessibles à tout le monde même si je chante en anglais. Ça me tient à coeur qu’on me comprenne parce que ce que je dis ce sont des choses assez … c’est de la poésie qui sort des tripes et qui peut en même temps parler à tout le monde. Je suis traversé·e par beaucoup beaucoup d’émotions. Créer me permet de déposer tout ça quelque part.
Alias et alter ego
Bad to the Bone - Qu’est-ce qui t’a marqué·e dans la figure Hildegarde de Bingen au point de t’être placé·e sous son égide ?
Delphes - D’abord, j’aimais bien les consonances du mot, à la fois warrior et protectrice. Hildegarde de Bingen c’est à la base une nonne du 11ème siècle, elle a commencé à avoir des visions vers ses 7ans et est très vite rentrée dans les ordres. Elle a travaillé sur plein de disciplines différentes comme les plantes médicinales, écrit sur comment soigner certains maux, tels que des maux spécifiquement féminins à une époque où tout le monde s’en foutait…
Je l’ai découverte grâce à Grimes qui a appelé l’un de ses albums Visions. Il était inspiré d’une des pratiques d’ascèse d’Hildegarde qui consister à se cloîtrer seule et dans le noir en se privant de nourriture pour augmenter ses visions. En fait, ce que je trouve assez incroyable dans le destin d’Hildegarde, c’est qu’elle aurait aussi bien pu finir sur le bûcher. Mais elle était pas mal écoutée, notamment par des souverains. Elle a même décidé à un moment de séparer les soeurs du couvent où elle vivait des moines parce que ceux-ci avaient des comportements problématiques, et elles sont parties ensemble fonder leur propre couvent au milieu de nulle part. Ça fait beaucoup de chose (rires) ! J’ai aussi choisi ce nom pour la faire connaître.
Bad to the Bone - Quelles sont les images, les facettes de ta personnalité, tes alter ego, autour desquels vous avez travaillé pour le clip ?
Delphes - On a choisi de créer plusieurs avatars qui représentent tous une partie de ma personne. Paradoxalement j’apparais sans maquillage et je suis littéralement dans ma chambre pour ce clip. A l’époque, je n’en pouvais plus de mon image. Je me suis donc dit que j’allais y aller à fond, avec l’idée de faire tomber le mur en m’y confrontant. J’aimais bien également le fait d’être dans une clownification. La figure de clown était importante dans ce que ça représente, socialement, d’être un·e clown.
Il y a aussi une esthétique où je semble partir à la chasse aux champignons, qui fait appel au moi très attaché à la nature et qui a besoin de vivre à la campagne pour se protéger sensoriellement et socialement. C’est pour ça qu’on me voit fuir dans la forêt. L’image peut être prise de façon métaphorique, mais les plans ont vraiment été tournés dans la forêt à côté de chez moi, dans laquelle je vais me balader. C’est la principale issue que j’ai trouvé pour le moment…
Bad to the Bone - Est-ce que ces variation de toi te viennent à l’instinct ou sont plus ou moins réfléchies ?
Delphes - Je n’ai pas l’impression de créer des personnages mais plutôt de rendre visibles des facettes de ma personnes qui, à la base, n’existent qu’à l’intérieur de moi. Pour mes maquillages, de la même manière que quand je fais de la musique, tout est brut et instinctif. Je conscientise a posteriori, comme si j’avais fait de l’écriture automatique. Enfin… sauf des fois où je sais que j’ai un message à passer et je vais chercher la meilleure manière de le mettre en scène.
Bad to the Bone – Un peu comme forme de langage qui se passe des mots, d’autant plus directe et à la fois subtile, car les mots peuvent vite être réducteurs…
Delphes - Tout-à-fait. J’aime beaucoup les mots mais je ne trouve pas la langue très efficace au final. Peut-être que c’est dû au français car il range beaucoup les choses dans des cases que je ne comprends pas trop. D’ailleurs j’écris souvent en anglais, ou quand c’est en français c’est de l’écriture automatique (« Odeline » dans l’album Inside, et aussi des passages de « Disconnected »).
Collectives
Bad to the Bone - J’ai bien compris que ce n’est pas ton but te t’adresser à un public d’ « averti·es » et de rester dans un microcosme. Mais n’es-tu pas découragé·e ?
Delphes - En réalité, j’ai reçu énormément de messages de soutien. Il y a même des inconnu·es qui ont signalé des messages haineux pour moi. Ça m’a énormément touché·e et rassuré·e.
Pour le reste, je trouve que la magie opère fortement en concert. J’ai souvent des retours après mes lives de personnes que je ne pensais pas forcément toucher, pour me remercier ou me poser des questions curieuses et bienveillantes. Pour le moment, j’envisage la scène comme la manière la plus safe de sortir de mon cocon.
Bad to the Bone - Après être revenu·e sur un passage difficile de ton parcours, est-ce que pour conclure tu accepterais de partager une belle expérience, un moment sur scène… qui t’a donné de la force ?
Delphes - Il n’y a pas longtemps j’ai joué à la Flèche d’or à Paris. Pas mal d’ami·es étaient présent·es dans le public mais aussi mes parents. Ils ne m’avaient jamais vu·e sur scène. On est assez distant·es en termes d’esthétique, de références… c’était un moment que j’appréhendais mais ça s’est hyper bien passé. Iels ont vu que les gens étaient très enthousiastes et que ce que je faisais représente beaucoup de travail. Quand la pratique de ton enfant est un peu nébuleuse, tu n’as pas forcément un avis tranché ou tu ne te rends pas forcément compte de ce que c’est. J’ai quand même dû les rassurer, m’énerver ou leur expliquer beaucoup de choses au cours de ma vie
Dans Inside, il y a une de mes chansons qui parle de l’été que j’ai passé dans le ventre de ma maman. Au moment venu, j’ai introduit la chanson au micro en disant « dans le ventre de ma mère qui est présente ici ce soir », et j’ai pris une des fleurs qui habillaient la scène pour lui offrir. Je crois que ce moment est parvenu à réunir beaucoup de facettes de ma personnalité et de mon histoire. Il a beaucoup touché le public, et nous a fait du bien à tous·tes. Mon historique avec ma famille est un peu lourd mais maintenant ça devient cool. Il suffit d’être dans la compréhension et l’acceptation.
Bad to the Bone – Hildegarde. « Disconnected » par Manon Schaefle. Manon Schaefle est autrice et rédactrice pour Bad to the Bone, magazine et media indépendant. Hildegarde est musicien.ne et performeur·se.