HARDCORE ELEGANCE
Par Manon Schaefle
Inès Cherifi appartient à la clique de ces jeunes artistes qui font évoluer à leur image le milieu des musiques électroniques, et sans d’ailleurs s’y limiter.
Ses productions personnelles déclivent les genres symphoniques et expérimentaux tout comme ses apparitions en tant que dj transcendent les codes et poncifs du clubbing, ameutant une forme de brutalité sur les scènes diurnes et un lyrisme cérébral à la nuit tombée.
Depuis sa chambre dans le Val-de-Marne où elle a grandi, elle s’est livrée à des tentatives alchimiques pour hybrider le violon qu’elle joue depuis ses 5 ans aux influences qui ont bercé sa jeunesse : rap, pop, électro, musique kabyle…, puis la techno et ses sous-genres (gabber, hardtrance…) qu’elle goûte aux soirées queer.
Composant et jouant de jour comme de nuit, se fondant aux rythmes et atmosphères de ces heures antagonistes, Inès Cherifi est armée tout-terrain d’un violon électronique, de pédales d’effet, synthé, clés usb…
Fountains, son dernier ep (sorti sur Færies Records en novembre 2023), délivre un voyage auditif quelque part entre la douleur, l’exploration jouissive des contrastes et la grâce, un magma de sonorités sinueuses, ambivalentes.
Dans la vidéo teaser de l’album on la voit seule, comme en paix, mais dans un bâtiment industriel lugubre, désaffecté. J’ai l’impression qu’il est question d’un malaise, d’un sentiment d’inconfort, de chaos, mais aussi d’y trouver sa place.
On pense au titre Forever qui semble en son entier construit sur une cohabitation schizoïde, contre-nature, entre des ambiances, des émotions, des mélodies rivales… Et dans tout Fountains, la présence de dissonances, de fausses notes, de sons qui déraillent en contraste avec des grandes envolées éthérées, des voix susurrées et des gros kicks.
Qu’elle fasse danser ou plonger en deep listening, la musique est toujours appréhendée avec beaucoup de style, une certaine élégance hardcore.
As-tu une nouvelle, une pensée du jour pour débuter cette interview ?
Je commencerais par Cocteau Twins : Seekers who are lovers.
Parmi les nombreuses cordes à ton arc de musicienne : violoniste. On se dit que tu as débuté par une formation classique. Vrai ou faux ?
Vrai et faux ! J’ai commencé le violon très jeune dans une association alternative où tu apprends le violon avec une méthode assez éloignée du conservatoire. La manière dont tu y construis ton rapport à l’instrument et aux autres est pleine de poésie, de métaphores et de gestes. On faisait des styles de musique très variés, le plus souvent en orchestre. Beaucoup de musiques de films, de blockbusters, de classique, des musiques celtiques, grecques, turques etc… L’un des premiers morceaux que j’ai joué avec l’orchestre était « Palladio » de Karl Jenkins vers 14 ans. Ça m’avait donné des frissons et un sentiment de groupe très fort d’avoir tous ces instruments qui tremblent et vibrent autour de mon propre corps de façon enveloppante. Une sensation de moment suspendu, comme dans une scène de science-fiction.
Peux-tu nous parler de tes influences en ce moment ?
En ce moment j’écoute beaucoup de pop, de rap, de dream pop et de formes plus expérimentales autour de la voix et de ses narrations. La voix est également quelque chose que j’amène de plus en plus dans ma musique, c’est super régénérant et nouveau pour moi. Je dirais que ça vient d’artistes et de live qui m’ont fortement marquée comme Moor mother par exemple ou mon ami·e Cherry B Diamond dans son groupe Mercedeath.
J’ai la chance d’être entourée par des artistes qui entretiennent des formes hybrides, souvent éloignées de styles plus standards de musiques. Ou qui se les réapproprient.
Je sors à Paris depuis que j’ai 17 ans, d’abord majoritairement dans des scènes queers. Ce que je trouve assez beau dans la scène qui m’entoure, c’est de voir beaucoup de personnes que je connais depuis longtemps de près ou de loin suivre des évolutions énormes, des trajectoires pas du tout linéaires dans leurs musiques et pratiques artistiques.
Moi-même j’ai connu beaucoup de variations d’environnements en musique. Quand j’étais petite, d’un côté de ma famille en Algérie, tout le monde savait jouer d’un instrument de manière auto-didacte et improvisait ensemble. Ce sont mes réminiscences de musique en groupe, ils sont restés très forts. Puis j’ai fait de l’orchestre quand j’étais ado après quoi sont venues les scènes alternatives à 18 ans. Ça fait beaucoup de voix et de lectures qui s’accumulent comme des strates. Je cherche beaucoup à comprendre comment ça module ma sensibilité à la musique. Beaucoup de gestes musicaux se répondent en miroir dans pleins d’endroits.
Si tu étais un sentiment, une émotion, lequel ça serait ? Ta musique te ressemble-t-elle ?
Romantique. Oui elle me ressemble
Ta dernière sortie est l’EP Fountains chez Faeries (2023). Quelle est l’histoire du morceau « Fountains » qui a donné son nom à l’album ?
C’est le morceau de cet EP le plus ancien. Je l’avais composé en 2022 pour une performance lors d’un festival de cinéma à Providenza, une résidence artistique en Corse. Je l’avais joué en pleine nature en version beaucoup plus longue devant une jetée de montagnes qui donnaient sur la mer pendant que le soleil se couchait. C’était une période où j’étais très chargée et où j’avais un besoin de transformation forte. Ça m’avait fait du bien de créer ce morceau qui a été le premier plutôt lumineux et aérien que j’ai composé. Les idées étaient simples, éthérées, répétitives et plutôt minimalistes. Je crois que c’est l’état que je recherchais à ce moment-là et que ça me devançait. Il y a un jeu d’apesanteur pour moi entre le début assez lourd et lent et son évolution vers quelque chose de plus rapide léger et résilient et immersif.
Il y a effectivement ces sons noise, déformés, qui font très fx de jeu video qui viennent répondre et construire un dialogue avec le violon. Ça emmène le côté très lyrique des mélodies ailleurs, vers quelque chose de plus ambiguë, de moins lisse. C’est les échos d’un autre environnement, d’un autre état qui déborde.
J’étais très heureuse lorsque Mélanie Courtinat m’a proposé de l’intégré à son premier jeu vidéo « The Siren ». Dans ma musique il y a toujours cette idée de quête, de soi, de soin, de transformation. C’est assez proche des narratifs de jeux vidéos. Souvent mes morceaux sont guidés par une voix principale qui en rencontre d’autres et se transforment à travers elle et vice versa.
Je t’ai vu jouer dans des situations et lieux aux antipodes : événements militants (« Queers 4 Palestine » organisée à la Folie par Cachuètes Sluts en mai dernier), fondation d’art contemporain (Palais de Tokyo etc), institutions mais aussi des raves, des soirées club hardcore (collectif Explity Music etc)… Cette fluidité est-elle un choix de ta part ?
Cette fluidité dans les endroits où je joue me nourrit beaucoup et entretient un flux d’énergie très précieux. Les tous premiers lieux où j’ai joué étaient des soirées queers politisées, puis j’ai été invitée dans des évènements plus liés à l’art contemporain et finalement, petit-à-petit, des scènes plus standardisées. J’apprends beaucoup des différents endroits où je joue et des personnes que j’y rencontre. Souvent tu y croises des personnes qui ont des très fortes envies de fédérer, de proposer des expériences collectives ou des mises en scène d’expériences intimes. Qui ont des envies de soin par le social. Il y a certains moments où des rencontres m’ont beaucoup aidée personnellement, intimement. Que ce soit d’autres artistes, des personnes du public, des organisateur·ices. Jouer dans des scènes différentes me permet aussi de garder des libertés plus facilement dans les formes que je produis. C’est aussi très important pour moi de conserver un endroit d’expression dans des espaces dédiés à l’art contemporain. Ces dernières années j’ai été très entourée de sculpteurs, d’artistes digitaux, de peintres, de performer·ses… ça me permet des conversations très denses et qui m’apportent beaucoup, verbaliser la musique avec elleux me permet de considérer les sons comme des masses, et de développer une pensée sculpturale ou chorégraphique à la musique. C’est très régénérant car parfois la critique musicale va souvent analyser la musique en terme de références et de courants, et moins en termes de matérialité, de sensation, de fragilité ou de force, de consistance.
Pour Queer 4 Palestine, tu as joué un live de Fountains. Des situations réelles, politiques ou personnelles ont-elles marqué la phase de production de l’album ?
Il y ce miroir troublant entre l’intimité et la politique. Tu tires sur l’une de tes cordes intimes et ça délie des histoires politiques.
Pendant la phase de composition de ces morceaux, j’avais un rapport quasi obsessionnel à l’expression d’une même mélodie répétitive qui rencontre d’autres éléments pour s’enrichir et former un ensemble plus puissant, immersif, symphonique.
C’est cette idée que j’ai dans « Forever » le premier morceau de mon EP. Les premières notes sonnent un peu faux et sont fragiles, elles trébuchent, forment des lignes discontinues qui se renforcent au fil du morceau.
Cette boucle centrale au violon s’épaissit et se stabilise au fil du morceau. Des éléments la rejoignent et les vulnérabilités de chacun d’eux forment un ensemble plus fort, profond, harmonique et immersif et vient dessiner un endroit physique, donner des repères de la profondeur dans l’espace, de la manière dont le temps s’y écoule, de la manière dont sa physicalité s’y déforme et mute.
Développer un langage non-verbal narratif et intime où une mélodie devient phrase a été très libérateur adolescente. Bien souvent à cette époque, j’ai eu beaucoup de vides dans les mots pour nommer des manières d’être et je me sentais très seule. Développer un monde intérieur fait d’éléments musicaux non-verbaux m’a beaucoup soignée.
C’est toujours paradoxal de me dire que c’est devenu mon langage de partage et ma façon essentielle de me lier puissamment aux autres, par les concerts notamment. C’est la sortie de mon corps et le partage de cet univers avec les corps des autres qui devient politique.
Y a-t-il une heure, nuit ou jour, à laquelle tu préfères jouer ou te sens plus connectée à ton inspiration ?
Sincèrement, un peu tout le temps.
Tu sors, il me semble, ton violon électronique qu’à de rares occasions sur scène. Et parfois sans que ce soit prémédité, tu fais seulement en sorte de l’avoir à portée de main comme au cas où.. comment appréhendes-tu chaque date sur scène ? Est-ce une question d’ambiance ? D’impulsion ?
Ça dépend beaucoup des lives. Parfois je ne joue que du violon tout le long. Parfois j’ai prévu un moment de libre pour improviser au violon. Parfois je le sors à peine. J’aime faire des lives différents à chaque fois. Quand je construis un live je pense à la place du corps dans le lieu où je suis. Je crois que je n’ai jamais joué deux fois le même live jusqu’ici. Je pense souvent à comment faire du bien au public dans le contexte et l’espace qui est proposé. Je peux aller de sonorités très douces et lumineuses à de la techno hardcore. Pour moi c’est important et naturel de réagir en fonction de l’énergie que tu sens en live. C’est quand même un dialogue énergétique avant tout.
Il y a dans tes sons une tension entre faire méditer et faire danser. Ton coeur balance ?
Complètement ! Bien souvent pour un même son en phase de production j’ai 5 à 10 versions différentes, des plus orchestrales aux plus club. Ça devient toujours super difficile de faire un choix d’intention finale.
Après, j’affectionne tout particulièrement l’état méditatif. Ce que je préfère c’est quand des personnes viennent me raconter les images qu’elles ont imaginées pendant le concert. Souvent pendant les lives les plus ambiants, ça arrive très souvent spontanément et je prends toujours ça comme un cadeau précieux.
Une collab de rêve avec un·e artiste : ça serait qui ?
Généralement quand je collabore avec un.e artiste c’est surtout issu d’une rencontre et d’un contact qui me plait. Tu vois par exemple j’ai récemment finit un concert à la Flèche d’or par improviser avec Abdullah Miniawy et en 5 secondes je me suis dis que notre échange me faisais beaucoup de bien, j’entendais son univers très fort et sensible. Et j’ai eu envie qu’on passe un peu plus de temps à collaborer.
Sinon mon rêve aurait été de faire une prod pour Diam’s. Un peu à la Si c’était le dernier.
Peux-tu présenter les artistes avec qui tu partages la scène à la Station pour la soirée Nadsat le 20 juillet ?
Ce sont uniquement des artistes dont j’apprécie beaucoup la musique. Tou·tes musicien.nes qui ont globalement une force narrative lyrique très tranchée par des éléments plus industriels. Je m’en sens très proche.
Il y a Maud Geffray qui produit un univers très puissant et onirique, Paul Seul qui a un univers mi-mélancolique mi-rythmique. Ce sont deux artistes qui m’ont super inspirée ces dernières années. Il y aura aussi Miguel Angeles qui mélange rap, punk et musique électronique. J’ai hâte de partager cette scène avec elleux !