Ghost and Spirit, rétrospective de Mike Kelley
Ce qui m’excite chez Mike Kelley…
Pas le fait que Ghost ans Spirit se déroule à la fondation péquenaud (* permettons-nous d’inverser les rôles, réinvestir cette insulte qui transpire de leurs yeux envers nous, nous une partie du public de Mike Kelley). Comme dit un ami, la Bourse du Commerce qui se délecte d’exposer les artistes des contre-cultures, c’est un peu comme jouer à un jeu vidéo cool après avoir payé les codes pour débloquer tous les niveaux et difficultés…
Par Manon Schaefle
Les ciseaux. Parlons des ciseaux. Deux ours en peluche en quinconce, la messe est dite. Du sexe à l’état brut.Mais pourquoi des peluches ? On murmure que l’hétérosexualité infantilise. C’est le régime (dominant) qui dit non d’une grosse voix bienpensante et punitive. Ne sois pas une pute, sois gentille, ne mets pas tes doigts n’importe où. Ici, le nounours est revêche. Il a appris à être tout à la fois la maman et la putain.
On éprouve toute la charge subversive de la sexualité qui sort de sa discipline. La chose trop sérieuse devient jouet. Humour coquin et taquin, qui tacle les normativités.
Douceur de la friction des corps poilus sans organes génitaux. Leur corps entier est surface jouissive. Jouissance de suggérer l’érotisme dans le puéril.
Des tours ovulaires, des plugguignons. Joujous désespérés, démultipliés pour recouvrir les ruines d’une ville mangeuse de rêves (Kandors Full Set).
Les formes géométriques de l’ennui étrangleur s’amourachant de sensualité.
Ton visage, tes personnages hyperboliques. Des goths, des gouines, des gorgones.
Ton visage décomposé où se lit la peine de celui qui s’est saisi impuissant à retourner le monde.
Ton visage
Fantôme
Dis bonjour aux errant·es
Tu es mort
Mais bien plus vivant que tou.te.s ces suceureuses d’un condensé de vécu joyeusement crasseux qu’iels n’ont pas osé vivre – devant lequel iels se sont défilé·es comme des froussard·es.
Bien que ce lieu où on t’expose, toi et tes restes, ressemble à un cercueil pour cadavre immobile.
27 octobre 1954. Un match de foot a été stoppé à Florence quand un étrange objet non-identifié a été observé dans le ciel.
Mike Kelley est né le 27 octobre 1954. Entre un ouragan en Haïti et la chute d’une météorite dans l’Alabama. Année folle pour les essais nucléaires, guerre froide, embrasement nationalo-impérialiste, Pacifique en surchauffe… God damn ! Année, aussi, où le privilège blanc a changé les règles du jeu sans disparaître. L’arrêt Brown v. Board of Education invalide les lois instaurant la ségrégation raciale dans les écoles.
L’alignement des astres observé depuis la lentille New Age des clairvoyant·es de notre siècle (qui te faisaient tant rire) devait être en mercure rétrograde. Toi, pour leur rendre hommage, trace des pentacles à la chimie aussi rétinienne que lunaire. Aucun doute que ton horoscope te prévoyait un destin explosif. Déjouant l’ésotérisme bas de gamme, tu as créé ta mystique personnelle d’assemblages de matériaux, de connexions visuelles et sémantiques, de géométries complexes agissant dans la conscience profonde, de contestations désespérées…
50 ans plus tard, à peu près, Mike Kelley accouche au cours d’un long travail de cinq ans, à peu près, d’une ville… bizarre : le Kandors Full Set (2005-2009). Soi-disant inspirée de Kandor, ville d’origine de Superman sur la planète Krypton.
Des courbes et reliefs aux évocations urbaines mises sous cloches, cathédrale de science-fiction.
Mike Kelley vient d’une famille catholique ouvrière, de la banlieue de Détroit devenue pour lui le symbole des traumas de l’éducation endurée dans l’enfance. Il en a fui comme on fugue des structures imposées. Se retrouve à Los Angeles, y sent encore plus fort le monstre en germe dans la mégalomanie urbaine. La terreur sourde, et la douce excitation de voir le décor de sa vie se transformer, le scénario d’horreur post-moderne baigné d’un tendre soleil prendre forme sous ses yeux. Sans oublier les interstices, les creux, les zones grises qu’il a toujours flairé avec ses communautés des marges, a œuvré à faire proliférer.
Kandors Full Set est la cité héroïque tournée en dérision. Où les symboles victorieux détournés, métamorphosés… deviennent l’incarnation de fantasmes érotico-cosmiques. Destroy all monsters – ironie ? est le nom du projet de groupe sans-succès qu’il forme avec des musiciens sans talents. S’en sort heureusement mieux pour son autobiographie et sa mémoire auprès des musicos en se retrouvant sur la pochette d’album de Sonic Youth, Dirty.
Ces perspectives sous cloche révèlent le poids réel du monde selon lui : bien trop pesant.
Et 70 ans plus tard, son destin étrange fait qu’on retrouve ses œuvres, lui l’incarnation de l’artiste underground, exposé, déballé, exhibé, sur les murs, les sols, les plafonds de la Bourse du commerce.
La récupération aura eu sa peau, mais pas l’intérieur, pas l’inner self, pas le style.
Il se questionnait sur la différence entre « ghost » et « spirit » (entre le fantôme et l’esprit) : le premier finit par disparaître quand le second persiste.
Mike Kelley s’est attelé avec sérieux à l’édification d’un univers anti-sérieux de peluches, d’objets pop, de posters, de séries Z , de spiritualité crapule…
Mike Kelley ne re-présente pas grand-chose. Il s’amuse. Il crée au sens le plus fort du terme. Il déforme, il reforme des émotions, des désirs, des détresses, des private jokes, des histoires qui n’existe que dans sa tête et dans le vécu de minorités.
Sérieux, il n’oublie jamais de l’être. Ou peut-être ne sait pas faire autrement, rattrapé par le double-jeu, le double-sens de toute pitrerie.
« Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide ». A. Camus
De l’autoportrait (Ectoplasm) aux narines grandes ouvertes, hébété par les vapeurs hilarantes, dégoulinant de fumisterie à la sculpture en boas et autres nounours imitant des boyaux échappés d’un ventre fendu (Eviscerated Corpse). Derrière les gags et hommages aux communautés adelphes, des vertiges : le malaise existentiel, le dégoût du monde, les luttes épuisantes, l’indépassable nullité, le sentiment d’imposture…
Acid, pastel, noirceur. La palette est large, l’expression contradictoire, complexe, ambiguë.
Les idées noires hantent et pénètrent chaque référence comique, qui veut faire rire mais ne gomme pas la tragédie. L’enfance comme un monde dont il est impossible (ou plutôt insupportable ?) de sortir – et qui est pourtant déjà loin derrière. Les installations de rebuts obsolètes célèbrent une juvénilité en mal d’innocence. Dans une joyeuse profusion s’énonce la fatigue.
Je m’imagine qu’il ne fit que travailler à donner une forme à sa vie, et son art n’en fut qu’une trace. Pas toujours à la hauteur, comme avec ses souvenirs personnels englués dans du ciment, sépulture d’apparence terne mais hyper expressive pour un passage terrestre fulgurant.
Esprit de Mike Kelley es-tu là ? As-tu rôdé ces derniers mois à la Bourse du Commerce ? Ou avais-tu mieux à faire ?
