From reading to devoration

Dialogues de Mark Fisher à Grace Krilanovich

Par Manon Schaefle
Peintures Theo Viardin

Sortis à quelques mois d’intervalle, deux livres se sont alternés dernièrement entre mes mains : Ce qui vit la nuit de Grace Krilanovich (éditions Le Gospel, mars 2023, traduction de l’anglais, parution originale en 2010) et Par-delà étrange et familier de Mark Fisher (éditions Sans Soleil, avril 2024, traduction de l’anglais, parution originale en 2016). Une fiction (ou plutôt un ovni littéraire) et un essai.

Ils ont squatté le plancher du dessous de mon lit empilés l’un sur l’autre, ont continué de flirter ensemble dans un fond de sac, me suivant dans le métro, aux cafés, dans les hôtels… jusqu’à ce que je ne les distingue plus vraiment l’un de l’autre. Comme deux bêtes qui s’entre-alimentent et s’entre-dévorent dans ma tête, l’un influençant ma relation à l’autre, prenant parfois le dessus sur l’autre, et les deux au final dialoguant si intensément.

Bad to the Bone - From reading to devoration - Manon Schaefle, From reading to devoration, Bad to the Bone
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J’ai d’abord voulu écrire sur Mark Fisher (auteur de Désirs post-capitalistes et de Ghosts of My Life: Writings on Depression, Hauntology and Lost Futures) et ce qui restera son dernier livre, le philosophe et critique culturel étant décédé par suicide très peu de temps après la publication de The Weird and the Eerie (trad. Par-delà étrange et familier).

Cet ultime texte livre son analyse critique d’oeuvres culturelles qui ont possédé son imaginaire toute sa vie (car comme tout grand critique, Mark Fisher était littéralement obsédé par certains films, musicien·nes, lectures… qu’il n’a cessé de penser et ressasser en boucle), à la lumière d’une notion à laquelle son existence était également très liée : l’étrange. Car s’il a beaucoup écrit sur le capitalisme avec tant de distance, d’intelligence, de recul, c’est qu’il se sentait en vérité étranger, alien (autant qu’aliéné…) à ce système régissant le monde, faisant de lui un être déplacé, en décalage, pas à sa place, mal à l’aise. Autrement dit un marginal de la première heure, du plus profond de son être. On ne tardera pas à comprendre qu’il se reconnaît lui-même dans les punks, les perturbé·es, les laissé·es-pour-compte, les vagabond·es, les drogué·es, les aberrations vivantes… qui peuplent son univers mental et référentiel.

On trouve dans Par-delà étrange et familier un foisonnant mélange d’influences allant de la pop culture la plus pop(ulaire) à la plus underground de la SF, de l’horreur et de la fiction « bizarre ». Le prophétique Philip K. Dick, le groupe post-punk The Fall et leur album Grotesque, David Lynch, Joan Lindsay, Stanley Kubrick, Margaret Atwood, M.R. James et Eno… Tou·tes sont passé·es au crible d’un oeil interrogateur qui tente de saisir l’indiscernable différence entre ce qui fait que quelque chose est « bizarre » (the weird) ou alors d’« omineux » (the eerie), une autre facette de l’étrange, de l’infamilier. Ces artefacts culturels auraient pour lui comme point commun d’être les véhicules de l’idéologie dominante – elles en sont le fruit, autant que les « dépositaires secrets de puissances aliens ». Des œuvres subversives et en même temps rongées de l’intérieur par ce qu’elles transgressent.

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Et voilà qu’une autre lecture est venue parasiter ma plongée dans ce premier livre, lui-même parasitaire puisque la nature de toute forme critique est d’absorber, assimiler la production de quelqu’un·e d’autre pour en éjecter une vision subjective. Et tout comme Mark Fisher qui éprouve absolument une oeuvre, une fois parcourues les premières pages de Ce qui vit la nuit, je ne suis plus parvenue à m’en détacher.

L’autrice américaine Grace Krilanovich possède ce pouvoir de dire les marges limpidement et sans cliché. D’abord parce qu’elle ne cherche pas à les expliquer, les décrire, à montrer de manière obscène ce qui fait leur si fascinante différence. Non, elle se situe en-dedans et se laisse transpercer par le vécu intérieur d’une certaine position de la marge, à partir de quoi elle décrit le monde qui l’entoure, qu’elle voit, avec une langue et une psyché elles-même envahies, envoûtés par cet état d’existence. Que ce soit parce qu’elles sont immergées par une histoire sociale et personnelle l’ayant dissociée du commun, un imaginaire marqué par le milieu des cultures alternatives et des expériences diverses (dont des limites et traumatiques), une vision approfondie autant que déformée par l’effet de substances, les psychoses et autres délires…

Grace Krilanovich sait transfigurer le réel en recourant à la poésie non pour le transformer mais pour atteindre le noyau indicible d’un sentiment, d’une situation… Son écriture énigmatique, elliptique immerge, possède même quand le sens – ce qui arrive très souvent, est brouillé, inaccessible.

Ça semble si vrai, si sincère… Magie (manipulation ?) de la fiction. On ne peut pas croire qu’elle n’a pas elle-même vécu les moments qui ont inspiré ce dont elle parle, mais là est le mystère. Qui es-tu Grace Krilanovich ? Qu’as-tu traversé qui t’a fait te mettre dans la peau de ces « Putes d’abus Hobos Accros Vampires » dont tu nous fais le récit ?

Le vampire, créature pâle qui vit la nuit et se repaît non de nourriture standard mais de sang. Liquide repoussant, immoral, avilissant comme les drogues. Séduisant et destructeur. Puissant mais rejeté hors de la sphère de l’acceptable et toujours à la limite de s’auto-détruire de leur propre pouvoir s’iels font une over-dose en vidant totalement le corps de leur victime. Iels ont besoin de consommer pour survivre, mais cette consommation fait d’elles et eux des monstres aux yeux des autres et menace même de les tuer.

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Les vampires de Grace Krilanovich ne sont pas sans faire penser aux personnages zombiesques du roman Substance mort de Philip K. Dick, pris dans des péripéties et délires paranoïaques et faisant apparaître leurs conduites absurdes, les coupant du monde jusqu’à ce qu’on saisisse qu’iels sont pour la plupart héroïnomanes, appréhendé·es par le regard d’un autre toxico qui s’ignore.

Roman gothico-punk de l’après Beat generation sous influence kathy-ackerienne (ma théorie est que ce livre descend de Sang et Stupre au lycée), on suit les péripéties et déboires d’une narratrice qui appartient à une bande de mineur·es erratiques, secoué·es par la brutalité du monde et les drames de l’existence clandestine dans laquelle iels ont élu domicile à raison d’un toit au-dessus de la tête. Narratrice qui semble détachée d’elle-même et de son vécu tout en le racontant, comme une barrière, une carapace. Mais aussi un procédé de style qui rend l’atmosphère de ce livre si étrange…

Voilà « l’histoire » : « Elle a 17 ans, sort à peine de l’adolescence et pourtant elle est déjà en rupture totale avec le monde qui l’entoure et la violente. Fuyant sa famille d’accueil, elle part à la recherche de Kim, une sœur adoptive adorée qui a pris la route un peu avant elle. En chemin, elle tombe sur une bande d’enfants perdus, junkies violents devenus vampires qui dérivent de concerts en hold-up, de parkings de supermarchés en gares routières. Sur les routes crasseuses de l’Oregon, cette riot grrrl d’un genre un peu particulier commence à entendre une voix, celle d’une pionnière morte de froid des siècles auparavant, qui se mêlent à celles de toutes les laissées-pour-compte de la société américaine. »

L’auteure cavale entre la réalité et rêves (ou cauchemars), entre impression d’hyper-réel et fantasmes et exubérances fantastiques. Le plus dérangeant étant que derrière les visions oniriques surpassant le possible, on pressent le spectre d’une vérité qui veut se dire autrement tant elle a échoué à être prise en compte dans le monde normal (violence intra-familiales, viols systémiques, affres du consumérisme, capitalisme sauvage, amour…)

La personnage principale semble être spectatrice détachée voire amusée de ses propres errements. Elle observe son « destin » se (dé)faire, des épisodes qui s’agitent et l’agitent de toutes parts.
Elle se regarde comme si Elle est un autre. En l’occurrence un vampire. Quelque chose d’en partie extérieur, en-dehors, étranger à soi, monstrueux.

Mark Fisher en tête, on en vient à se questionner : de quelle forme de l’étrange la marge est-elle le nom ?
Et Mark Fisher, du moins comment je me l’imagine lui et ses goûts, aurait totalement pu consacrer un chapitre de Par-delà étrange et familier à Grace Krilanovich…

Ce qui vit la nuit n’est ni documentaire ni vraisemblablement auto-biographique.
Dans un sens, faire de la marginalité une fiction romantique, une histoire de vampire, c’est faire rentrer la différence radicale, l’hors-norme, dans les codes de l’horreur, dans le fond plus rassurant car plus distrayant, plus éloigné de la réalité, moins menaçant pour les bien-pensant·es. Un divertissement du même acabit  que les films de guerre et drames sociaux qu’on regarde confortablement assis·es dans son canapé. Ou alors on peut y avoir une forme d’ironie pour rendre sa différence plus romantique, plus sympathique mais encore plus éloignée de la réalité des autres. Ou encore une forme de déni, de rejet intériorisé de sa condition ou alors du regard moral sur elle… La narratrice n’est pas une dépravée, c’est une « vampire ». Une être distincte, incomparable, qui ne répond ni aux mêmes lois organiques ni aux mêmes règles sociales que le reste du monde.

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Je repense à l’analyse de l’album « Grotesque » de The Fall et de son « rire », son humour si bizarre par Mark Fisher qui le décrit comme une satire au style onirique. Dans Grotesque, les morceaux sont souvent des contes « à moitié racontés » qui évoquent des images fantasmagoriques imprégnées de « bizarre mélancolique ». Comme avec « City Hobgoblins » où l’on voit une ville envahie par des « émigrés des vieilles clairières verdoyantes ». Le groupe The Fall parle de choses qui n’existent pas, du monde et en même temps de lui et ses contradictions, groupe prolétaire et expérimental, populaire et moderniste. Donc à la fois tenant de la culture bourgeoise et anti-bourgeoise. « Les perspectives sont déformées, les distinctions ontologiques (entre auteur, texte et personnage) sont brouillées, facturées ». Tout comme entre Grace Krilanovich, sa narratrice et les Putes Ados Hobos Accros Vampires.

The Fall et Grace Krilanovich partagent une façon similaire de restituer l’opposition entre la banale et absurde réalité claustrophobe du monde social et son envers, ses marges, exprimées par le bizarre-grotesque. Le rire et/ou l’onirique qui est le propre de leur style révèlent leur position d’ « en-dehors psychotique » au monde du commun.

Mark Fisher conclut que The Fall « opposent l’incohérence et l’incomplétude de l’obscène et de l’absurde aux fausses symétries du bon sens ».

Le bizarre est une révolte autant qu’une certaine idée du vrai, une déformation visionnaire. On y trouve des associations d’idées entre risible et ce qui ne l’est pas, entre dérision et gravité… tout ça ne se vaut pas mais est victime d’un inversement des valeurs dans la réalité, ce que les procédés de nos artistes en question rendent saisissables.

Je souligne que pour Mark Fisher le vampire est un lieu commun (locus generi), donc il n’a rien de bizarre en soi, en tant que personnage de fiction. La marginalité l’est bien plus. Mais les vampires de Ce qui vit la nuit tendent, eux, à une forme de bizare du fait qu’iels ne sont pas pleinement des vampires. Leur caractère de métaphore fait qu’iels sont en même temps ailleurs que dans leur genre vampiresque. Iels ne sont pas hémophiles, juste drogué·es. Iels sont hypersexuel·les mais peu attirant·es, et n’arrivent parfois même pas à accomplir leur feu intérieur. Et iels sont absolument mortel·les, tout en vivant comme s’iels ne l’était pas. Leur plus grand pouvoir, en plus de celui de se mettre en opposition au monde, peu importe le prix.
Il faut avoir été désabusé·e, aliéné·e en pleine conscience par le monde pour engendrer de telles oeuvres si étranges…

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Donc R. Totale vit sous terre
Loin du ronron écoeurant
Avec une coiffe d’autruche
Le visage en vrac, couvert de plumes
Rouge-orangé avec des traits bleu-noir
Que l’enveloppent jusqu’au torse
Le corps un bordel tentaculaire
Et des jeunes pousses bleu pâle

(extrait de paroles de « The N. W. R. A. » de The Fall)

L’image du vampire serait une façon de rendre intelligible la causalité étrange, déviante voire perverse, considérée de l’extérieur, qui anime les marginaux·les. Pourquoi aller contre leur « nature » ? Pourquoi  vivre en s’auto-détruisant, en s’exposant à de si nombreux dangers ?

Là réside une énigme qui divise les mondes sociaux en plus que deux. Une énigme sans réponse fermée, et qu’on peut retourner contre celles·ceux qui vivent si tristement, en mortes-vivant·es. Une énigme, aussi, qui pousse à des allers-retours sans fin entre libre-arbitre et fatalité, déterminisme. Vampires et marginaux·es choisissent-iels leur condition ? Sont-iels touché·es par une forme de grâce posthumaine ou sont-iels (con)damné·es ?

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