Fondre Noir

Nouvelle d’Hugo Bingler

Je me réveillai recroquevillé. J’avais perdu la notion du temps et ma vision était encore floue. J’aperçus des ombres et des figures brouillées, nébuleuses, entassées à proximité. Elles marmonnaient des choses encore incompréhensibles. Quand mes yeux s’habituèrent enfin à la lumière, je vis leurs faces interloquées. Elles m’observaient. Elles me dévisageaient même. De bien trop près à mon goût d’ailleurs, comme si j’étais un patient sous anesthésie – mes forces m’avaient visiblement quitté, j’eus du mal à bouger aussitôt réveillé – au milieu d’un bloc opératoire avec un groupe de 10 médecins-infirmiers-assistants tout autour de moi. Nu comme un ver au milieu d’une foule de visages inconnus.
J’étais encore silencieux mais parcourrai des yeux les alentours pour finalement me rendre compte que j’étais sur le sol poisseux de la cafétéria de l’université. Je compris que j’avais dû perdre connaissance.
Il y eut du mouvement. Les couleurs fades des environs firent subitement place à de l’orange criard. C’était les vestes de l’équipe de secours que l’on avait vraisemblablement appelée durant mon blackout. Du bleu vif transperçait par intermittence la paroi de verre qui donnait sur l’extérieur. C’était le gyrophare du véhicule avec lequel ils s’étaient déplacés.
Les secouristes se mirent à me parler. Je me redressai, encore engourdi. « Comment ça va ? Oh p’tit gars, tu m’entends ? T’es là ? Mesure sa tension ». Quelqu’un me passa un brassard autour du bras. « Poussez-vous tous ! », intimèrent-ils aux spectateurs. Moi je restais encore un peu l’ouest, coi.
Il régnait une atmosphère lourde. Malgré l’ordre, les gens restaient là, agglutinés, leurs corps dégoulinant de sueur car l’aération laissait à désirer et l’on brûlait depuis plusieurs jours sous la canicule, les rayons du soleil comme amplifiés par une loupe invisible du genre de celles que les gosses utilisent pour cramer les fourmis.
Les pompiers constatèrent que j’étais globalement sorti de ma torpeur et me prirent avec leurs gros biceps de pompiers pour me remettre sur mes deux pattes. Quelques questions suivirent : « Ça va ? », « Tu te souviens de quoi que ce soit ? », « T’as mal quelque part ? », ce genre de tralala.
Je crus les avoir déçus. Je ne fus capable de rien dire. Je ne me souvenais de rien. Ce n’était même pas flou, ce n’était tout simplement pas là. Un trou dans ma mémoire. Une absence totale. Et je me creusais la cervelle, vraiment, mais elle était vide. Je répondis qu’il n’y avait rien à signaler hormis la fatigue dans mes yeux lourds, comme deux poids qui ne demandaient qu’à tomber à leur tour.
Désormais, j’entendais bien plus nettement les murmures de la foule. Des mots particulièrement puissants surgirent et me surprirent : « convulsé », « effrayant », « tombé net », « agité » … Des mots bizarres. Des termes qui ne font pas partie du champ lexical avec lequel on a l’habitude de me décrire. Une étudiante aux longs cheveux blonds bouclés et aux yeux fatigués (moins que les miens mais pas davantage que ceux de n’importe quel autre étudiant), glissa parmi les nombreuses voix « J’ai eu si peur ! Qu’est ce qui s’est passé ? Il est tombé comme une mouche. Il bougeait dans tous les sens ».
Peut-être avais-je souffert ? J’observai mes mains encore crispées et remarquai que des veines saillaient le long de mes bras en un réseau bleuté. Justement, les pompiers les examinèrent et je m’aperçus en même temps qu’eux que je saignais : de mes paumes s’échappaient des petites trainées rouges autour d’arc-de-cercles gravés dans la chair. Je devrais peut-être me couper les ongles. 

On insista pour m’emmener à l’hôpital et je ne pus qu’obtempérer, à contre-cœur, car je ne désirais que deux choses : rentrer, dormir. On y effectua diverses analyses, rien de bien particulier n’en ressortit et l’hôpital était bondé, alors on finit par m’annoncer : « La chaleur, ça vous frappe en un éclair, pensez à vous hydrater la prochaine fois », et je fus libre de partir.
Je rebroussai chemin dans le dédale des ruelles strasbourgeoises. Le jour était vraiment paisible pour un four à ciel ouvert. Des familles étaient de sortie. Je croisai au coin d’une rue un couple qui s’embrassait. Là-bas, un enfant sanglotait parce qu’il avait laissé tomber sa glace. Les gens étaient gais, ils se laissaient couler de joie, les serveurs virevoltaient entre les tables et les chaises des terrasses qui pullulaient de clients et de la musique s’échappait des bars. L’été était là. Il était vraiment vraiment là. Il était chaud, radieux, enivrant. Un peu trop à mon goût. Il contrastait violemment avec mon humeur.

Je repensai à Sophie. Elle me manquait.

« Bonjour Monsieur, vous désirez quelque chose ». Je m’étais arrêté dans une boulangerie du quartier. Mon ventre criait famine depuis plus d’une heure. A l’hôpital, on ne m’avait rien donné et voir les petites mains d’enfants s’agiter autour de cornets de saveurs glacées et passer devant toutes ces enseignes d’où s’échappaient des odeurs alléchantes m’avaient creusé l’estomac.
La boulangère me regardait avec un grand sourire. Elle était brune, ses cheveux étaient noués, elle était jeune et d’une beauté rafraichissante. Un peu comme Sophie… Je tressaillis à cette pensée. « Bonjour ! Euh… Juste un pain au chocolat, s’il vous plait », dis-je en me raclant la gorge à plusieurs reprises. Elle acquiesça du même sourire éclatant, presque hypnotique, et se saisit de la délicieuse pâtisserie d’un geste souple et gracieux. Qu’elle était belle cette boulangère, belle comme Soph… Je chassai encore une fois cette pensée de mon esprit, donnai la monnaie en silence et sortis de là en regrettant son doux visage et sans récupérer le change.
Je dévorai mon pain au chocolat avec férocité, mon ventre était creux comme un abysse sans fond que je me dépêchai donc de combler en m’engageant dans la rue de l’arc-en-ciel, là où j’habite. Je passais déjà la main dans ma poche à la recherche de mon trousseau, sentis le contact froid du métal avec mes mains moites, terrassées par la canicule et le bandage qui recouvrait mes plaies. C’était vraiment une merveilleuse journée, un beau mercredi où il n’y a pas école, les familles sont de sorties, les enfants mangent des glaces. Une journée si belle que je me surprenais pourtant à fuir. Dieu que la boulangère était belle.
Sophie…

J’ouvris la porte et commençai à gravir les marches. Elle me manquait. Elle me manquait cruellement. L’air était bien plus frais maintenant, et ma respiration, bien qu’haletante parce que je montais les escaliers, plus aisée. Elle me manquait tellement. Où était-elle en ce moment ? Que faisait-elle ? Que pouvait-elle être en train de faire à ce moment-là, au moment même où je posais mon pied droit sur cette marche ? Ou là, quand mes doigts effleuraient la rampe ? Et maintenant ? A quoi pensait-t-elle ? Que voyait elle ? Qu’est-ce qu’elle ressentait au bout de ses doigts ? Sophie me manquait tellement.
Je passai le pas de la porte et entrai dans mon appartement. J’étais enfin seul. Il n’y avait pas ces cris d’enfants, ces familles raclant le trottoir avec les roues des poussettes qu’elles trimballaient. Il n’y avait pas toutes ces délicieuses odeurs et cette danse des serveurs en terrasse. Il n’y avait plus que moi. Et d’un coup, tout d’un coup, soudainement, le poids de Sophie, de son image, prirent de l’ampleur. Elle devint lourde, puissante, saisissante. Mes bras étaient engourdis d’une sensation familière, telle une impression de déjà-vu, comme si j’avais vécu la même chose plus tôt dans la journée. Qu’est-ce qu’elle me manquait Sophie… Ou pouvait-elle bien être ?! Que pouvait-elle faire ? Sophie, tu me manques ! Elle me manquait.
J’étais fébrile. Peut-être me sentais-je un peu trop seul en fin de compte. Trop loin d’une belle journée, de ces familles mignonnes, des serveurs, des verres, du bruit, de la vie. Les rayons du soleil, la chaleur… même la moiteur me manquaient. Je me sentais à l’ombre du monde et déconnecté, vulnérable et en proie à mes pensées. Je commençai à trembler quand de la salle de bain j’entrai dans ma chambre. J’avais besoin de sommeil et mon lit se dressait comme un sanctuaire au fond duquel je désirai me terrer, me protéger. Il me fallait dormir. Je me couchai. Bientôt mes paupières se fermèrent… Et je tombai.

Il tomba
Et il tombait toujours plus loin au fond de lui-même. Il traversait des couches de noirceurs en essayant de s’accrocher aux parois, mais il s’y griffait les doigts, s’y arrachait la peau. Tout vibrait autour de lui. Les parois étaient noires et changeantes, tantôt rigides à s’y blesser, tantôt vidées de toute substance, telles des volutes sombres qui absorbaient tout.
Alors qu’il sombrait, il devint lourd. Lourd comme un roc, le plus compact des rocs. Comme une petite graine. Une graine ferme et compacte. Un noyau aussi dur qu’un roc, qu’une montagne, aussi lourd qu’un continent, qu’une planète. Il se sentait si ferme et si petit, comme si toutes ses pensées s’étaient recroquevillées sur elles-mêmes. Si dur, si ferme et si compact. Une petite particule regorgeant de tellement de pensées informes… Son âme… Et il ne restait autour d’elle que ces parois mouvantes.
Son corps tremblait. Son corps était une cellule, vide et noire, et son lit, son sanctuaire, s’était changé en prison. Il tombait et tombait encore. Son corps convulsait. Sa sueur inondait ses draps. Ses yeux s’agitaient sous ses paupières. Ils cherchaient la lumière, mais ces fines membranes demeuraient des cloisons infranchissables qui ne laissaient rien passer : fermées à la lumière, fermées à la réalité. Il tombait toujours plus.
Le soleil, à l’extérieur, était à son zénith et les minutes n’existaient plus. Il devait s’être écoulé quoi ? 30 minutes ? Mais les minutes, les secondes, le temps… Rien n’existait. Tout était relatif, tout était remis en question. Il n’y avait qu’une chute longue et constante. Il n’y avait qu’une chute infinie. Il n’accélérait pas. Il tombait à la même vitesse. Il était comme attiré et poussé à la fois. La réalité, la vie, la belle journée d’été, tout cela était maintenant bien loin.
Son esprit s’était perdu au plus profond de lui-même, quelque part dans sa geôle corporelle, quelque part où il n’y avait plus de notions de haut et de bas, de droite et de gauche. Il voguait dans des noirceurs et touchait à des lieux encore inconnus. Des lieux dont on pourrait à peine s’imaginer l’existence. Qu’étaient-ce ces marécages ? Quelle était cette bourbe, cette vase ? Où était-il ? Il regardait autour de lui et tout ce qu’il voyait, c’était ces parois défiler en d’obscures volutes. Plus rien n’était.

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