Exposé·es (au CND)

Par Manon Schaefle.

Cet article évoque des travaux présentés au CND - Centre National de la Danse en lien avec l'exposition Exposé·es du Palais de Tokyo, qui relate l'histoire de l'épidémie du VIH à travers des témoignages et fragments subjectifs.

Au CND, Exposé·es se décline en un second volet qui prolonge brillamment l’exposition du Palais de Tokyo. Performances, spectacles et de nombreuses autres propositions substantiellement vivantes, en danse et mouvements, soulignent le caractère encore aujourd’hui actuel de la crise du VIH, en lien avec la réflexion engagée par l’historienne et critique d’art Elisabeth Lebovici (Ce que le sida m’a fait, Art et activisme à la fin du XXsiècle, 2017.)

Les photos ci-dessous sauf mention contraires sont de Jimmy Robert. Film still, Cruising, 2019 Digital video, sound. 11 minutes 38 seconds (ROBERT-2021-0088)

Les années 80-90 ont été les plus meurtrières du sida, celles où « tout le monde a été dézingué, où tous les mois tu apprenais que trois personnes de ton entourage étaient mortes » témoigne le chorégraphe et danseur Daniel Larrieu. Dans le sillage de ces morts, l’épidémie a irrémédiablement marqué toute une génération et engendré des changements politiques, sociaux et esthétiques.
Dans le programme du CND, est par exemple écrit que « l’épidémie (…), a modifié l’approche du corps ». Ce qui a été touché et meurtri avec le sida, ce sont d’abord des corps, et par leur intermédiaire des individus et des communautés entières. Il a rendu malade et fait disparaître en un éclair des personnes qui s’imaginaient quelques mois plus tôt au printemps de leur vie. Il a aussi rendu suspects et menaçants des corps-à-corps, des contacts physiques… même quand ceux-ci étaient des rapports d’amour, de désir ou de fête, semant le trouble dans les conceptions de ce qui est bon ou mauvais. Un trouble d’autant plus lourd et tragique qu’il semblait viser les pratiques de groupes déjà socialement minorisés.
On comprend que ce qui a trait à la musique, la danse, certains gestes (affectifs, sexuels, de consommation…) ou encore des lieux (surtout ceux de rencontre) ont accompagné de multiples façons les « années sida » en jouant un rôle direct ou comme décor d’arrière-plan.
En parallèle, le statut des corps, les façons de se positionner dans l’espace (public et intime), le sens du mouvement (ou son absence, sa perte, la mort…) ont fortement évolué, devenus chargés de symboles ou d’enjeux.

Le travail pluridisciplinaire et polysémique de Jimmy Robert, plasticien-performer guadeloupéen né en 1975, permet d’envisager ces questions sous des formes sensibles, incarnées, qui font directement écho à des vécus.
Dans l’exposition-capsule Pausing qui lui est dédiée au CND, les tirages de Jimmy Robert montrent des corps de danseureuses contorsionné·es, qui expriment physiquement des ressentis intérieurs. Être prostré·e, replié·e sur soi, exclu·e, assimilé·e, ou au contraire s’affirmer, imposer sa place (voir son film Cruising)… Ils traduisent des expériences communes aux « corps queer et racisés », qui adviennent le plus souvent dans les espaces straight (en tête la rue monopolisée par la norme cishétéro dominante, lieux de travail mais institutions d’art).
En contre-point, sa performance Joie Noire (2019), représentée au CND pour l’inauguration de Pausing le 9 mars, porte de son côté sur les clubs en tant qu’espace "non straight".

Les clubs, « espaces de rythme, de sensualité et d’éclosion de célébrations underground »

Joie Noire ouvre une enquête désarçonnante et chorégraphiée sur deux réalités qu’on pense antagonistes : le disco et la mort. Jimmy Robert rend leurs liens et complicités manifestes tout en restituant la complexité avec laquelle ils s’articulent.
Disco et mort ont imprégné toute la jeunesse des 80s, qui plus est une bonne partie des dissident·es de l’hétérosexualité. Ils ne peuvent logiquement pas être restés imperméables l’un à l’autre. Si certain·es sont tenté·es de voir les disco party seulement comme des lieux de perdition et de transmission du VIH, Joie Noire rappelle qu’elles étaient aussi, dans le même temps, des refuges. En effet, les boîtes de nuit étaient pour certain·es les seuls espaces pour se réunir, être soi, libre de s’affirmer transpédégouines sans la crainte d’être mal vu·e. Sans la honte et l’arrachement d’entendre dire qu’on mérite de mourir.
La performance est baignée d’une lumière bleu nuit qui évoque l’obscurité des clubs autant qu’une séance de spiritisme, peut être pour invoquer les absent·es qui ont marqué à l’époque la mémoire des dancefloors sur lesquels iels se sont déhanché·es. Et sa musique alterne des tubes de l’ère boule à facette comme Grace Jones avec des titres tels que Death of a Disco Dancer (1987) du groupe The Smiths, où le mélange des genres entre tragédie et légèreté est palpable. De cette façon, Jimmy Robert révèle en quoi la culture disco est le parfait miroir de la crise du VIH, entre présence constante du danger et nécessité de s’affirmer en vie. Et elle était aussi sa catharsis, une manière de créer et célébrer de façon incroyablement libre et joyeuse, sans perdre de vue les deuils mais sans non plus capituler. Un gros bras d’honneur à l’épidémie et aux précepteurices de la morale straight.

Autre genre, autre ambiance mais des ressemblances thématiques : on découvre Cold Song (2023) de Daniel Larrieu, création originale pour Exposé·es au CND. Seul sur scène, plus que jamais exposé, l'artiste raconte comment il a vécu les « années sida » de son point de vue. Il avertit en début d’interview qu’après la représentation il « a besoin de sortir de là, mais il va quand même (nous) raconter ».
Sa prise de parole qui constitue le coeur de Cold Song, est poétique et parfois crue mais sans se complaire dans la violence. Elle a été bousculée par Elisabeth Lebovici qui a sollicité Daniel Larrieu pour qu'il s'exprime sur le sujet. Lui n’en avait jusque-là jamais parlé publiquement et doit à présent se confronter à la douleur de remuer ses souvenirs, pour le pire et aussi le meilleur. Car avec cette lecture, il est question de partager, de créer du lien, de « relations aux autres, aux vivants et aux morts ».

« Moi qui connait le trajet, j’ai un peu l’impression de jouer Orphée qui descend dans les enfers »

Daniel Larrieu est un danseur et chorégraphe qui cultive « l’idée buissonnière de faire des expériences ». Cette fois, il s’est très éloigné de sa zone de confort en s’aventurant dans l’écriture autobiographique. Il s’y est repris à plus de douze fois avant d’arriver à la version performée sur scène de son texte, et toujours « perforée » c’est-à-dire lacunaire, incomplète par rapport à ce qu’il a traversé à l’époque. Manière de dire que la crise du VIH doit composer, pour se transmettre, avec des vides, des absences, des oublis, des indicibles. Son texte, imprimé et lu sur scène, sera d’ailleurs passé à la broyeuse avant la sortie finale. Je lui dis que j’aurais voulu le récupérer, il me répond « tu vas pouvoir travailler sur ton souvenir » : pour lui le souvenir ne se conserve pas, il se travaille.

« (…) c’était aussi un moment où on pouvait trouver à rire de toute chose, parce qu’il y avait pas le choix. C’était tellement violent sinon ».

Sa performance est construite comme une sorte de remix de son existence, sur une bande-sonore en trois temps.
D’abord, Cold Song fait référence à une chanson de Klaus Nomi, icône de la scène new wave et synthpop mort du sida en 83, un « type fou furieux » précise admiratif Daniel Larrieu, qui a choisi d’en diffuser un extrait en amorce de sa performance.
La musique, encore et encore, pour faire remonter ce passé, mais également pour rétablir le contact avec le présent et la vie. Car Cold Song, c’est aussi un titre décalé à la joie contagieuse remixé par le dj Rubin Steiner, dans un clip duquel Daniel Larrieu apparaît pour danser (Uranus Samba), et dont le son vient clore le solo. Des paroles du refrain ont également été lues, venant apporter un ton différent et insouciant dans le récit. Daniel Larrieu explique : « l’idée n’est pas de laisser les gens dans le mal. C’était important de finir avec un poème, un truc qui prend les gens pour 3 ans d’âge, pour entrer dans un rapport où on ne plonge pas trop, car on a plongé déjà très longtemps. »

Ont aussi été programmés au CND Mauvais Genre d’Alain Buffard, Dying on Stage de Christodoulos Panayiotou et de nombreuses autres oeuvres pour continuer de disséquer la crise des représentations amorcée par la crise du VIH.
L’exposition Pausing de Jimmy Robert est à découvrir jusqu’au 15 mai 2023 au CND.

 

Par Manon Schaefle. Au CND, Exposé·es se décline en un deuxième volet qui prolonge brillamment l’exposition installée au Palais de Tokyo.
Un texte de Manon Schaefle, autrice et journaliste indépendante. Rédactrice pour Bad to the Bone. Co-fondatrice de l’association Équinoxe.

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