Ephraïm me dit d’accord et deux minutes après Ephraïm n’ouvre pas sa porte. T’es où je gueule quand il décroche.
– Au Spar. Deux minutes.
Je déteste Ephraïm, je déteste ses phases, ses retours. Il ne veut jamais rentrer de ses « cures ». On a prévu cet aprem depuis trois jours. Enregistrer de la musique. Il a composé des trucs en HP.
Quand j’étais allée lui rendre visite dans sa chambre minuscule, debout et mal à l’aise, j’avais demandé. Lui, me fixait, les yeux bloqués par les médocs.
– Allé, fais écouter !
– Non, pas ici. Ici ils écoutent.
Aujourd’hui, j’ai pris mon vélo jusqu’à chez lui, le cœur de l’été ; je hais. Traverser une zone industrielle, deux grandes intersections et le nouveau chantier, 12 minutes. Le passage souterrain est squatté par des types chelou. Son immeuble pourri pas loin du mien. En général, j’y vais à pied, je préfère. Là, pas possible, il fait trop chaud, le béton crame. Le périf en plein mois d’aout, les trottoirs défoncés, les bagnoles affolées et l’air qui brûle.
Ephraïm ferme tout chez lui à partir de 7h30. Ses chats laissent des poils sur son canap.
Ephraïm est maniaque sauf avec ses chats.
Dans le hall du 7ème étage, je l’attends.
Les serbes d’à côté se prennent la tête. Des basses arrivent du fond du couloir. Odeur de cuisine, je n’ai pas chaud dans le couloir en haut de la tour. Il a mis un autocollant sur sa porte d’entrée. Je ne connaissais pas, un groupe de black métal il avait précisé.
L’ascenseur s’ouvre. Ephraïm porte un pack de 16 blanche, la bière des pétasses. Ses yeux sont cernés. Il ne dit pas bonjour, je ne réponds rien, il ouvre. Dans l’air moite de l’appartement, mes allergies aux chats me prennent aussitôt. Un jour il passera l’aspirateur pour moi, il promet.
Il est tendu. Il n’aime pas recevoir, il n’aime pas la chaleur, il trottine d’un bout à l’autre de la pièce. Nerveusement, il tire sur une cigarette électronique. A mon tour, de me sentir mal. Son store est baissé, sa cuisine briquée à mort, ça pue la javel partout. On dirait que personne n’habite ici, aucune fringue dérangée, aucune vaisselle. Pour faire un truc, occuper le temps, je vais pisser – chiottes impeccables. Je tire la chasse, il m’attend debout derrière la porte, bière dans la main.
– Elles sont chaudes il dit.
Il m’énerve.
– J’ai envie de fumer je réponds.
Il part dans sa chambre, je le suis. Les draps sentent la lessive, ses pédales et claviers dans un coin de la pièce. Il se met à jouer. J’hésite et décide de m’asseoir sur le lit. Aussitôt il cesse la musique et se tourne. D’un geste me montre et m’explique, mets-toi ici, sur le rebord, vraiment le bord, le lit est propre, et tes habits ?
Il n’attend pas de réponse, reprend son morceau.
Un truc de drone, ambiant et chiadé. Ça marche. Je raconte des histoires sur les nappes, il n’écoute pas, joue sans entendre les nuances, les détails. S’arrête quand il remarque, enregistre quand il aime. Je lis seule, il joue seul, les chats passent. L’air devient moite, irrespirable, l’étouffement brûlant des 16 heures cogne à ses stores, Ephraïm sue en fixant son clavier.
Je transpire sans rien faire, je lui parle, me confie, il ne sait plus, si je remue les jambes, il sursaute et remontre le bord du matelas et quand je touche l’écran de l’ordinateur, il arrête de jouer. Je pourrais presque rire s’il ne faisait pas aussi chaud.
– J’ai tout ce qu’il me faut il conclut.
Ses yeux sont vides, tristes, petits aussi. Il n’a plus d’âge. Depuis qu’il est revenu, il a perdu son âge et son père. Moi je cherche encore.
– Tu sais, moi aussi, je déteste cet endroit.
Il me demande pourquoi. Ces immeubles. Grands blancs neufs.
– Ils me surveillent la nuit, Ephraïm dit. Ils en font des tonnes près de chez toi, des immenses, pour le métro, la nouvelle ligne. C’est terrible. Les gitans sont partis ce matin. Les poubelles sont pleines de leurs pulls. Les mecs de la grande surface les ont brulées sur le parking. Ça faisait comme une fontaine, les flammes. Une fontaine de feuilles mortes. Sans fin. Ça montait jusqu’à mon étage. Tu vois, du parking d’en face, ça montait jusqu’ici. La famille de black était au balcon, on voyait même plus l’enseigne du Carrefour. J’entendais le trafic du périf au loin, les embouteillages, ce matin je ne bossais pas, je suis de nuit cette semaine. Mêmes les chats regardaient. J’avais tout ouvert, la canicule, et on voyait les flammes immenses déborder des containers. Le ciel devenu gris anthracite. Comme un orage noir d’été. »
Pendant qu’il me parle, ses yeux se remplissent de rouge et de violet, de larmes peut-être. Ses mains cherchent dans le vide, je sens l’odeur de cramé. J’ajoute :
– Ceux près de chez moi, plusieurs familles, des caravanes, sont partis dans la nuit. En passant à vélo, j’ai vu que leur coin était désert. Ils avaient un joli chien et un coq. Je me demande comment ils faisaient, la chaleur, comment ils supportaient là-bas.
– Comme nous. Ils ne supportent pas.
Alors il aspire une nouvelle fois sa cigarette, râle, c’est dégueulasse,
– Viens on fume des vraies clopes, je propose.
Et du tiroir de sa cuisine impeccable, il sort une trousse qui contient soigneusement un paquet de tabac vieux, ouvert, des miettes sèches dans le fond.
Ephraïm s’approche et deux secondes après, Ephraïm me dit de tout emporter.