EPHRAIM EPISODE 2
Par Claire Von Corda
Quand Ephraïm veut me parler, il aime mes trucs sur Instagram. Ou quand je lui manque, il dit.
Ce matin je l’ai croisé dans le supermarché, dans le rayon des boîtes de conserves. J’ai failli pas oser l’aborder et après je me suis sentie con ; lui a rougi.
Ça me faisait bizarre de le voir avec son cabas sous le coude. Stoïque, muet et coincé, on savait pas quoi dire. J’ai regardé ce qu’il tenait dans sa main, il l’a aussitôt remis en place. Ephraïm sera toujours enfant, honteux. J’ai pas insisté.
T’as bientôt fini il me demande, je hausse les épaules. Moi oui il ajoute. Alors je le suis.
On traverse l’aller des sauces, thons et épices. J’attrape un pot de moutarde, il me montre une salade mexicaine, je n’ai rien à répondre, il arrête de sourire. Aux caisses c’est le bordel, on en dépasse plusieurs.
J’ai oublié les yaourts il lance, alors je l’accompagne. Ça fait du bien le froid, dehors c’est l’été. T’as déjà gouté ceux au café ?
Mes préférés, ex aequo avec pistache. Ephraïm fait la moue, t’as des gouts bizarres.
On reprend l’aller centrale et sans se convoquer, on marche jusqu’à l’autre extrémité – les bouteilles d’eau et coca. On marche, je ne sais pas s’il me suit ou l’inverse mais au même rythme. Ensemble, comme prévu. Son cou est rigide, je n’ose pas lever la tête vers lui. On va payer il questionne enfin.
Aux caisses automatiques, j’ai oublié la moitié des affaires, je paye sans contact. On sort dans la galerie marchande.
C’est le matin encore, dix heures environ. En ce moment, il fait trop chaud pour sortir l’après-midi, il profite de la clim ici, chez lui c’est un four, heureusement qu’il bosse ce soir, et toi.
Moi je ne travaille plus, je réponds. Depuis le mois d’avril, j’ai arrêté et je m’ennuie. Ephraïm s’arrête, pose son regard sur moi, comment tu fais si tu bosses pas comment tu fais.
Je hausse les épaules, Ephraïm attend. Je vais trouver, t’inquiète.
Il prend une grande inspiration, regarde au loin et puis me confie qu’à un moment il allait dans cette salle, Basic Fit. Il la désigne du menton. J’avais pris un abonnement mais j’ai même pas tenu un mois. L’enfer ces trucs.
Je ne préfère pas penser.
Viens on boit un truc avant de sortir.
A la Croissanterie, on commande à emporter un jus d’orange pour lui et un Coca Zéro pour moi. On le boit sur le banc devant Etam et les portes coulissantes de l’entrée. Je n’ai rien de frais dans mes courses mais je m’interroge pour les siennes.
Tu viens comment ici, vu que t’es près, en voiture ?
Non. Bus ou à pied. Mais là il fait déjà trop chaud. Ephraïm parle super bas, je dois me concentrer.
Je lui propose de le ramener si tu veux, il accepte.
Quand on monte, j’ai honte de ma bagnole. Elle pue le chaud, y a des toiles d’araignées sur les retros.
Il y a des travaux tout autour de la grande surface. Ils ont pété le parking de l’Alinéa. Des gitans s’y étaient installés, ils les ont virés, maintenant y a des tractopelles, des camions et des grues. Pleins de déviations sur les routes aussi. Des parcs entiers d’immeubles neufs. Il y a de ça trois mois, y avait rien avant. Avant c’était des champs, la zone, la merde. Maintenant c’est pareil, sauf qu’il y a des gens. Ça m’angoisse comment ça change ici, les choses vont vite. On ne dort plus la nuit et les moustiques nous rendent malades. Tu savais que les hérissons sont en voie de disparition. A la radio, ils ont dit que d’ici trente ans, cinquante, la mer recouvrirait les terres. Du sel partout, les rues sous l’eau, nos maisons englouties.
Ça craint dit Ephraïm et il claque la porte en bas de sa tour.