Doit-on se contenter du
moindre mal institutionnel ?
Quelques questions à propos d’Artagon
Samuel Marin Belfond est critique d’art, il travaille sur les conditions de création des travailleur·ses de l’art, et notamment la manière dont nous pouvons collectivement renouveler les rapports de force avec les structures de pouvoir dans l’art contemporain.
Dans ce texte, à travers l’exemple d’Artagon, association « dédiée au soutien, à la promotion et à l’accompagnement de la création et des cultures émergentes » ayant pris une place conséquente dans la jeune création ces dernières années, il cherche à comprendre comment nous pouvons générer de nouveaux espaces d’échanges pour que les structures de pouvoir puissent rendre des comptes non pas seulement à celleux qui les financent, mais aussi à l’écosystème dans lequel elles s’inscrivent.
Ça a commencé il y a quelques mois, au détour de conversations comme on en a tous·tes dans notre milieu, conversations de comptoir où l’on se partage les pratiques pas ouf vécues en tant que travailleur·ses, artistes, critiques et commissaires du milieu de l’art. Et cette question, revenue souvent :
“Est-ce qu’Artagon, iels commenceraient pas à en faire un peu trop, et à faire un peu mal ?”
Artagon parmi pas mal d’autres, c’est sûr, et d’autres pires surtout, alors que le contexte invite davantage à se demander ce que notre milieu deviendra dans les prochains mois si l’on ne parvient pas à lutter collectivement contre les baisses drastiques des aides publiques. Mais Artagon quand même, qui revient dans nos discussions, parce que la place conséquente qu’iels occupent aujourd’hui au sein de la scène émergente de l’art contemporain, et les valeurs qu’iels disent défendre plus que d’autres.
Et de ces discussions un constat, souvent partagé : oui, certaines pratiques mériteraient qu’on échange davantage, qu’on ouvre peut-être une discussion publique sur le sujet, à l’échelle de la scène à laquelle nous appartenons. Mais il vaut mieux laisser filer. Il vaut mieux laisser filer parce qu’il y a pire, que de toute façon on n’a ni les ressources ni l’espace pour débattre, et l’impression que toute critique émise sera sûrement mal reçue, perçue comme jalouse ou mal intentionnée, qu’en tout cas elle ne changera rien.
Alors, continuer parce que de toute façon “there is no alternative” (à Artagon, aux institutions, au fonctionnement actuel du monde de l’art) et que pour la plupart d’entre nous, l’énergie manque déjà pour s’en sortir à l’échelle individuelle et lutter à l’échelle collective ?
Le piège est tendu là, dans ce réflexe qui nous contraint à ne penser que survie. Car cette énergie qui nous manque, elle est siphonnée par ce sentiment-même d’absence d’alternative. Cette énergie qui peut se raviver quand on a l’impression qu’en collectif on peut faire bouger quelque chose.
Alors, cette fois, on peut tenter de faire les choses autrement.
Si on repartait du début, déjà.
Artagon, pour elleux ça a commencé il y a dix ans pile quand Anna Labouze et Keimis Henni ont organisé une série d’expositions collectives à Paris consacrée aux artistes émergent·es. Hans Ulrich Obrist en président de jury d’une de leurs premières manifestations, ça fixait déjà un certain niveau d’ambition. Ça ne s’est pas démenti dans les années suivantes, pour l’association montée par les deux jeunes commissaires d’exposition et entrepreneur·ses culturel·les : ouverture de deux lieux de résidence et production à Marseille puis Pantin, projets hors les murs, la Maison Artagon comme lieu de résidences courtes dans le Loiret, et cette année Art Emergence, présenté comme un “nouveau temps fort structurant pour la scène émergente, d’envergure à la fois régionale, nationale et internationale”. Le tout alors que les deux co-fondateur·ices d’Artagon assurent des fonctions d’envergure en leur nom propre, de la direction artistique de la Contemporaine, triennale de création émergente de Nîmes, à celle des Magasins Généraux de Pantin.
En commun de ces projets : la volonté d’accompagner et faire passer un palier de reconnaissance à des artistes jeunes, et souvent porteur·ses de paroles et luttes partagées par une partie de notre génération (sauf Transfuge qui préfère l’humour et l’histoire de l’art ) : antiracistes, queers, féministes, décoloniales notamment. Et d’offrir à ces artistes des ressources administratives, théoriques et matérielles pour passer ce palier.
Pourquoi, alors, face à des intentions si louables, ce malaise un peu collectif quand on commence à en parler ensemble, entre deux verres de Côtes-du-Rhône ?
C’est sûr il y a des problèmes plus urgents, à l’échelle du monde et du monde de l’art. Surtout après les quinze derniers mois que l’on vient de traverser. À nos échelles individuelles, aussi. Et des acteur·ices du milieu, des institutions notamment, dont on sait qu’elles ne s’embarrassent carrément pas des problématiques éthiques qu’Anna Labouze et Keimis Henni ont voulu mettre au cœur de leurs multiples projets, il y en a une multitude.
Et pourtant, la question revient.
Alors on se demande, à force de cafés et ces débats qui s’accumulent :
comment on peut construire un monde de l’art qui correspond à nos luttes, et refuser celui que l’on ne veut pas, si l’on n’est même pas en capacité d’avoir une vraie discussion, une discussion ouverte, sur ces pratiques venant d’une institution qui occupe une part de plus en plus conséquente à l’échelle (restreinte) de notre scène, en termes de visibilité et de ressources ?
Sans avoir de réponse immédiate, on continue de se demander :
* est-ce que ça mériterait pas une discussion ouverte, la place hyper conséquente qu’Anna Labouze et Keimis Henni prennent aujourd’hui dans l’écosystème de la création émergente, au moment où s’ajoutent à la gestion des deux ateliers d’Artagon la manifestation qu’est Art Emergence, en plus de la Contemporaine de Nîmes et la Direction Artistique des Magasins Généraux à Pantin, et ce que cette position, proche d’une forme de monopole, peut faire à la création dans notre écosystème ?
* est-ce que ça mériterait pas une discussion ouverte, la manière dont les équipes d’Artagon travaillent dans le contexte de multiplication de ces projets, dont une partie de la charge leur incombe ?
* est-ce que ça mériterait pas une discussion ouverte, le contraste entre les valeurs politiques portées par Artagon et sa contribution à la perpétuation du système des appels à candidatures et de la mise en concurrence des artistes dès la sortie d’école ?
* est-ce que ça mériterait pas une discussion ouverte, la manière dont la structure accueille ses résident·es, et prend ou non la mesure des outils à mettre en place pour accueillir des artistes souvent précaires, souvent aussi rendu·es plus vulnérables aux violences par les identités et les luttes qu’iels portent, puisque qu’iels sont nombreux·ses parmi les artistes qu’Artagon accueille ?
* est-ce que ça mériterait pas une discussion ouverte, la manière dont Artagon a obtenu au moins 200 000 euros du ministère de la Culture, la Ville de Paris, la Région Île-de-France et le Conseil Départemental de la Seine-Saint-Denis sans mise en concurrence, parce qu’une proposition spontanée de leur part correspondait parfaitement, heureux hasard, à un besoin de ces pouvoirs publics, à la suite notamment du gel des subventions accordées à Jeune Création ?
* est-ce que ça mériterait pas une discussion ouverte, le fait que cette nouvelle manifestation, Art Emergence, soit associée notamment à la Fondation Fiminco, structure dont on peut se demander si elle protège suffisamment les victimes de violences, qui accueille une partie de l’exposition ?
* est-ce que ça mériterait pas une discussion ouverte, enfin, la difficulté que l’on semble avoir à émettre des critiques, publique notamment, à leur endroit, sans craindre de répercussions pour nos carrières ?
(quand bien même cela relèverait davantage de l’autocensure que de la pression externe, il faut le préciser)
Cette liste de questions, et la difficulté à les évoquer en public, ne fait pas d’Artagon un cas isolé dans l’écosystème de l’art contemporain. Les pratiques de l’ensemble des institutions, ou leur quasi-totalité, se fondent sur une asymétrie de rapports de pouvoir avec les travailleur·ses de l’art qui en sont collaborateur·ices, résident·es, invité·es.
Cette asymétrie est de fait vectrice de violences aux formes multiples.
Rien ne dit d’ailleurs qu’Artagon soit une institution plus violente qu’une autre, et on pourrait être porté·es à penser le contraire, à l’étude d’une partie de ses discours et ses actes.
Reste que le cas d’Artagon, structure qui se présente de la manière peut-être la plus louable dans un contexte institutionnel, fait résonner de manière plus évidente encore la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui : l’amenuisement des ressources dont disposent les travailleur·ses de l’art continue de creuser des asymétries de pouvoir, asymétries qui favorisent abus et violences, autant que la difficulté de s’y opposer et d’en faire état publiquement, quand bien même nombreux·ses sont celles et ceux qui sont mobilisé·es aujourd’hui pour lutter contre cet état de fait.
Cette raréfaction des ressources mène également à leur concentration au sein de structures répondant aux attentes des politiques publiques et de l’inscription dans le marché. L’obtention par Artagon, sans mise en concurrence, de la subvention pour lancer Art Émergence, un nouveau format tremplin favorisant la visibilité institutionnelle d’acteur·ices émergentes plutôt que la pérennisation de leurs activités individuelles et collectives, est une manifestation de ce phénomène.
Cette concentration des ressources contribue ainsi à accentuer l’atomisation des travailleur·ses de l’art et l’uniformisation de leurs pratiques, sommées de s’inscrire dès la sortie d’école dans un marché concurrentiel fonctionnant par à-coups, par appels à projets, soumises à la validation d’une poignée de structures institutionnelles.
Au-delà des questions inhérentes aux pratiques d’Artagon, il me semble que le sentiment partagé d’une impuissance face à cette situation peut permettre d’ouvrir un débat plus large sur le fonctionnement de la scène émergente aujourd’hui, le rôle de ses financeur·ses et le nôtre en tant que travailleur·ses de l’art.
La scène artistique émergente n’a-t-elle pas davantage besoin en ce moment, plutôt que d’un “nouveau temps fort structurant, d’envergure à la fois régionale, nationale et internationale”, que les rares financements publiques dont nous disposons encore aillent à des modèles collectifs autogérés et pérennes d’espaces de création, de diffusion et de regroupement ?
N’a-t-elle pas davantage besoin que soient mieux soutenues les structures – qu’elles soient associatives ou syndicales – qui œuvrent à la réduction des inégalités et des abus de pouvoir dans notre milieu ?
N’a-t-elle pas davantage besoin que soient encouragée la formation d’espaces d’échanges et de débats critiques pour que les personnes à qui nous rendons des comptes ne soient pas seulement celleux qui nous financent, mais aussi celleux qui font cette scène, y créent, y galèrent, y travaillent ?
C’est peut-être pour échanger sur ces questions, autant que celles concernant les pratiques d’Artagon, qu’il nous faut trouver des espaces d’échanges qui dépassent le cadre de nos cafés gossip.
Dans son essai, Bad New Days: Art, Criticism, Emergency, le critique américain Hal Foster écrivait en 2015 que les travailleur·ses de l’art avaient perdu, dans le passage d’une pensée de classe “prolétaire” à celle d’une classe “précaire”, leur capacité à se penser en collectif face au pouvoir. Dans le précariat, il y a l’idée selon Forster d’une instabilité chronique individuelle de nos conditions économiques, celles dans lesquelles se trouvent aujourd’hui la majorité des travailleur·ses de l’art.
Le contexte actuel n’incite pas à l’optimisme quant à l’amélioration de ces conditions. La lutte collective pour une continuité du revenu des artistes-auteur·ices, portée notamment par les syndicats de notre milieu, est une réponse importante à cette instabilité chronique.
Il me semble toutefois que la réponse la plus immédiate, davantage que l’inscription dans un contexte institutionnel qui se retournera toujours contre nous, aussi allié qu’il prétende être, est de comprendre comment nous pouvons continuer de mettre en place et renforcer des espaces collectifs de débat et de résistance, qu’ils soient associatifs, syndicaux ou communautaires, pour penser des modèles indépendants, égalitaires, transparents, non-expansionnistes et politiques.
Des modèles où l’on cesserait de rejouer à l’infini les asymétries de pouvoir et les absences d’alternatives qui nous poussent à accepter toujours plus un système concurrentiel, opaque et précarisant.
Des modèles où, lorsque quelqu’un commencerait à faire un peu trop, et un peu mal, on pourrait s’asseoir autour d’une table pour discuter et trouver des solutions ensemble.