Derniers Souffles

Texte de Manon Schaefle
Artistes : Sonia Saroya & Edouard Sufrin
L’exposition Derniers Souffles se tient au Garage Mu du 1er au 25 juin 2024. Production : Fanny Testas.
L’intégralité de cet entretien est consultable dans le catalogue d’exposition que vous trouverez au Garage Mu.
Création graphique de l’affiche : Camille Giunti.
Marie Descure et Fanny Testas de la webradio Station Station ont réalisé un documentaire sur le projet lors d’une résidence au GMEM à Marseille, à écouter ici.

Derniers Souffles Edouard Sufrin Sonia Soraya Manon Schaefle, Derniers Souffles, Bad to the Bone
Affiche : Camille Giunti

Derniers Souffles est un projet de recherche-création où le duo d’artistes Sonia Saroya et Edouard Sufrin ramènent à la vie d’anciens composants électroniques – diodes au germanium et transistors en silicium – pour étudier les particularités acoustiques de leurs souffles. Ce son provient d’un phénomène appelé « effet d’avalanche ». À l’intérieur du minéral aux propriétés semi-conductrices, les électrons accélèrent jusqu’à percuter des atomes qui libèrent alors d’autres électrons en cascade, ce qui génère un souffle. Proches d’un bruit blanc, ces sonorités envahissent l’espace et deviennent activatrices de paysages imaginaires, simulacres d’environnements naturels. Une avalanche aux sonorités diluviennes, allégorie des dérèglements climatiques qui menacent notre monde techno-industriel.

Les sons enregistrés des circuits de Derniers Souffles, fabriqués par Sonia Soraya et Edouard Sufrin, sont exploitables en Creative Commons et téléchargeables ici : freesound.org/derniers+souffles.

À Garage MU (Paris 18ème) du 1er au 25 juin 2024, Sonia Saroya et Edouard Sufrin proposent une exposition autour de cette recherche tentaculaire. Derniers Souffles est l’archive des mois passés à chiner, ausculter, dépecer des vieilles machines électroniques, à se documenter, fouiller les entrailles d’une histoire oubliée et tester des dispositifs, à la recherche d’un son non pas disparu, mais inexistant tel quel dans la nature. 

Adeptes de circuits électroniques et de réseaux invisibles, la complicité du duo d’artistes est née dans l’exploration des grottes, caves, catacombes, souterrains… Iels ressentent en commun une énergie particulière qui se dégage des espaces en sous-sol et ont très vite eu envie d’y faire des choses ensemble (installations, séances d’écoute, fêtes, etc).
Refus d’obtempérer avec une certaine idée de l’art, il est déstabilisant de voir à quel point iels ne cherchent aucune reconnaissance, seulement à expérimenter des idées, de préférence à plusieurs, qui enrichissent leur vie et le monde selon l’image qu’iels s’en font. Leur univers n’est pas à proprement parler grand public, mais iels visent à leur façon l’accessibilité et ont mis l’entraide au cœur de leur pratique.
Arpenteursexs d’interstices spatio-temporelles, développeursexs d’outils et d’utopies concrètes, leur univers visuel et sonore est néanmoins exempt de sentiments candides. Derniers Souffles est un artefact qui amplifie le bruit de la mort. Un chant poétiquement désespéré qui se prolonge pour mieux donner à entendre l’issue fatale qui nous pend au nez alors qu’on tourne les yeux.
 

Rencontréexs quelques semaines avant leur exposition, Sonia Saroya et Edouard Sufrin s’apprêtaient à occuper le Garage MU (Paris 18ème) avec les œuvres produites suite à leur dernière recherche tentaculaire. Derniers Souffles est l’archive des mois passés à chiner, ausculter, dépecer des vieilles machines électroniques, à se documenter, fouiller les entrailles d’une histoire oubliée et tester des dispositifs, à la recherche d’un son non pas disparu, mais inexistant dans la nature. Iels sont geeks des circuits électroniques et de tous les autres réseaux invisibles.
La complicité du duo d’artistes est née dans l’exploration des grottes, caves, catacombes et souterrains en tout genre. Iels ressentent en commun une énergie particulière qui se dégage des espaces en sous-sol et ont très vite eu envie d’y faire des « choses » ensemble (installations, séances d’écoute, fêtes, etc).
Refus d’obtempérer avec une certaine idée de l’art, il est déstabilisant de voir à quel point iels ne cherchent aucune reconnaissance, seulement à expérimenter des choses, de préférence à plusieurs, qui enrichissent leur vie et le monde selon l’image qu’iels s’en font. Leur univers n’est pas à proprement parler grand public, mais iels visent à leur façon l’accessibilité et ont mis l’entraide au cœur de leur pratique, jusqu’à développer leur propre réseau.
Arpenteursexs d’interstices spatio-temporelles, développeursexs d’outils et d’utopies concrètes, leur univers visuel et sonore est néanmoins exempt de sentiments candides. Derniers Souffles est un artefact qui amplifie le bruit de la mort. Un chant poétiquement désespéré qui se prolonge pour mieux donner à entendre l’issue fatale qui nous pend au nez alors qu’on tourne les yeux.

Derniers Souffles Edouard Sufrin Sonia Soraya Manon Schaefle, Derniers Souffles, Bad to the Bone
Résidence de recherche-création Derniers Souffles, au GMEM, Marseille, juin 2023, photo par Edouard Sufrin
Derniers Souffles Edouard Sufrin Sonia Soraya Manon Schaefle, Derniers Souffles, Bad to the Bone
Résidence de recherche-création Derniers Souffles, au GMEM, Marseille, juin 2023, photo par Edouard Sufrin

Manon Schaefle :
Vous vous rappelez du premier projet qui vous a réuniexs ?

Sonia Saroya :
On s’est lancéexs avec une installation de modules lumineux et sonores in-situ (exclusivement pour des lieux sombres) : Les lucioles. Ça partait d’un texte du Georges Didi-Huberman, La Survivance des lucioles, lui-même inspiré d’un écrit de Pasolini qui nous avait beaucoup touchéexs. L’auteur y évoque le fait que Les lucioles sont en train de disparaître de sa région natale à cause de changements, notamment écologiques. Très vite, il va commencer à faire un parallèle entre ces changements et les changements politiques de son époque. Les lucioles, ce sont aussi toustexs les êtres humainexs qui doivent vivre cachéexs.

Edouard Sufrin :
Des métaphores des résistances en fait. Il parle aussi des groupes de lucioles qui, à un moment, peuvent être actifs à un endroit tandis qu’à d’autres elles se dispersent pour recréer d’autres groupes. Je les vois aussi comme une belle image des dynamiques des contre-cultures, des pratiques alternatives ou souterraines.

Sonia Saroya :
Voilà, c’est ça. Didi-Huberman disait : même si on ne les voit plus briller, en réalité, les lucioles sont toujours là. Elles sont juste cachées, elles continuent d’opérer.

Manon Schaefle :
Quelles sont les pratiques et techniques que vous utilisez chacunex de votre côté ? Et quel est votre lien au son, à la musique ?

Edouard Sufrin :
Il y a très longtemps, moi c’était la peinture. Je me suis ensuite orienté vers les installations lumineuses, donc électriques et puis, très vite après, l’électronique, parce que ça permet de faire plus de choses avec la lumière. Et puis très vite aussi, le son.

Sonia Saroya :
Je travaille autour des techniques de bijouterie et des métaux et n’ai pas de pratique musicale directe. Pour moi, le son vient surtout des espaces souterrains qu’on a investis. Pareil que pour la lumière, le son a des propriétés immersives qui s’associent bien à ce genre de lieux. Notre travail est en fait très lié à la question des souterrains, que ce soit par la forme, les techniques, le fait d’en être arrivéexs au son, le format, etc.

Edouard Sufrin :
Les espaces souterrains réunissent, de fait, les conditions d’obscurité et de silence favorables pour construire des projets artistiques sans trop de moyens. Tu n’es pas obligé de mettre beaucoup de lumière ou d’avoir un système son puissant dans un tunnel pour que ça donne quelque chose esthétiquement parlant.

Derniers Souffles Edouard Sufrin Sonia Soraya Manon Schaefle, Derniers Souffles, Bad to the Bone
Recherche et développement de Derniers Souffles par Sonia Saroya et Edouard Sufrin, photo par Edouard Sufrin
Derniers Souffles Edouard Sufrin Sonia Soraya Manon Schaefle, Derniers Souffles, Bad to the Bone
Recherche et développement de Derniers Souffles par Sonia Saroya et Edouard Sufrin, photo par Edouard Sufrin

Manon Schaefle :
J’ai également l’impression que vous avez envie d’amener votre public à une autre perception de ce qui l’entoure. Sur quels éléments faites-vous en sorte qu’on porte plus d’attention et comment vous y prenez-vous ? Je pense aux balades et autres formes itinérantes que vous avez pu organiser, ou encore à des systèmes d’écoute atypiques que vous avez créés. Quels étaient les effets visés ?

Edouard Sufrin :
Il y a notamment le bois de Vincennes qu’on a investi à plusieurs reprises. D’abord, clandestinement, lorsqu’on a organisé un événement un 21 juin dans le jardin d’agronomie tropicale, situé tout au fond du bois. On avait découvert l’endroit par le biais d’une amie. Cette zone du parc était alors complètement laissée à l’abandon, on y trouvait les derniers vestiges des expositions coloniales où étaient mises en scène les populations de différents pays. Des pavillons à l’effigie des cinq continents portant la « gloire française », des statues démantelées, désossées. Aujourd’hui, le parc a été rénové, le Pavillon de la Tunisie transformé en restaurant et il y a enfin des panneaux qui racontent l’histoire du lieu. Mais il y a quelques années, il n’y avait rien de tout ça et quand tu commençais à t’intéresser à ces vestiges, tu te rendais compte qu’aucune information ne permettait d’en saisir l’origine excepté un tout petit panneau à l’entrée. On a donc profité d’une fête de la musique pour lancer une initiative sans déclaration préalable. Le 21 juin, c’est pratique, car il y a du monde et de la musique partout. Si une voisinexs appelle la police, il y a peu de risque qu’elle intervienne. Ça permettait aussi de jouer avec les attentes des gens. Ce soir-là, si tu donnes rendez-vous à du monde dans un parc, le public s’attend à faire la fête. Or, là, on avait rassemblé des intervenantexs et formes d’actions artistiques très diverses.

Sonia Saroya :
Les artistes Léon Denise et Minuit (Dorian Rigal) ont mappé sur les vestiges de statues sur fond d’extraits de discours. Il y a aussi eu une conférence performée par Tristan Deplus et Tiphaine Kazi-Tani, avec des voix trafiquées reprise d’une précédente intervention à La Station – Gare des Mines intitulée L’Expert & Le Cannibale qui racontait une histoire transversale du développement urbain en Île-de-France avec un regard assez critique.

Edouard Sufrin :
Il y a quand même eu de la musique, mais croisée à des propositions plus documentaires et plastiques. Ça aurait été difficile de débarquer avec un public dans un tel endroit avec son passé et le poids de ce qu’il y a derrière juste en disant : on va faire la fête !

Sonia Saroya :
De toute façon, pour chaque lieu où on a fait des choses, l’histoire qu’ils portent est ce qui nous intéresse le plus. Tu parlais de dispositifs un peu atypiques de diffusion. Je dirais que ce sont ces lieux qui ont motivé tous ces projets sonores, pourquoi ils sont sur batterie, pourquoi nos boîtiers sont si petits, etc. C’est de ces lieux que découlent la technique et les formes de nos expérimentations. Elles sont pensées pour pouvoir se glisser dans le paysage et venir surprendre. On a vraiment cette envie de pouvoir faire sortir les propositions artistiques, déjà des institutions, mais quelque part même de leur permettre une autonomie par rapport à certaines questions pragmatiques, ne serait-ce que l’accès au courant.

Edouard Sufrin :
Oui, de pouvoir déployer des choses dans la rue ou n’importe où sans avoir toute une logistique de câbles, en passant par des moyens low-tech dans l’idée que ce soit à moindre coût et facile à reproduire. Et si ça se perd ou ça s’abîme, ce n’est pas très grave.

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Résidence de recherche-création Derniers Souffles, au GMEM, Marseille, juin 2023, photo par Fanny Testas

Manon Schaefle :
Derniers Souffles s’appuie sur le réemploi et le détournement de l’existant. Quelle est l’histoire de ces matériaux et objets ?

Edouard Sufrin :
On s’est intéresséexs au bruit blanc, censé avoir des effets relaxants en lien avec nos activités pour l’association BrutPop qui intervient auprès de personnes autistes. En cherchant à faire des circuits capables de reproduire ce bruit, on s’est rendu compte de l’intérêt que pouvaient avoir des vieux composants qui sont comme vivants. Ils dégueulent leurs imperfections. Ça a ouvert des pistes pour notre projet.

Sonia Saroya :
L’installation prend pour base différentes diodes et transistors, composés de germanium ou de silicium. On va donc parler forcément des minéraux présents à l’intérieur. Il y en a qu’on voulait vraiment essayer pour voir leur grain sonore. En fait, pendant l’année de recherche à l’Institut Médico-Éducatif, notre première étape a été de chiner un ensemble de composants qu’on a tous écoutés un par un. On a pas mal récupéré de pièces en démontant de vieilles radios ou en se les procurant auprès des filières spécialisées, en les achetant directement. Il existe tout un commerce autour de ces éléments, notamment du fait de leurs propriétés sonores. D’ailleurs, ces réseaux de revente sont l’un des seuls moyens d’avoir des informations sur d’anciennes machines et leurs composants. L’histoire des technologies est allée tellement vite que personne ne l’a vraiment documentée.

Edouard Sufrin :
En se plongeant dans ce projet, on s’est rendu compte qu’il y avait une espèce de zone grise, où tout un pan de la production du XXᵉ siècle est aujourd’hui très peu documenté. Sauf par ces réseaux ou sur des sites de passionnéexs de matériel militaire, des fétichistes d’amplis à lampe ou autres qui se sont intéresséexs à quelques grosses usines. Les composants qu’on utilise datent du milieu des années 50 pour les plus anciens, début de la production des transistors. Et ça s’étend jusqu’aux années 70, 80, je dirais. Il y a aussi les haut-parleurs reliés à l’installation, qu’on a chinés dans des stocks militaires ou sur des pièces d’usine démantelées. Ces objets ont une histoire, ils parlent de la fin d’une société industrielle. L’esthétique de Derniers Souffles contribuera en tout cas à ce genre d’atmosphère. L’aura du lieu, le Garage MU, sera elle-même très industrielle et sombre.

Manon Schaefle :
Pourquoi s’être tournéexs vers ces composantes obsolètes, ces vieux appareils ?

Sonia Saroya :
Ils racontent une histoire sociétale beaucoup plus globale. Quand tu t’intéresses à comment ces composants sont mis en forme pour fabriquer des objets, tu t’aperçois à quel point on est passé, en peu de temps, d’un mode de production artisanal à une production complètement mécanisée. Et qu’au fur et à mesure de la miniaturisation des composants, il y a aussi un éloignement en termes de compréhension humaine. Quand tu démontes des vieux oscillateurs, tu vois qu’ils sont complètement façonnés. C’est du verre soufflé. Et à l’intérieur, c’est toute une architecture de métal et tu as encore le quartz qui est présent. Et, avec le temps, c’est devenu de toutes petites boîtes au contenu invisible à l’œil nu. Récemment, une amie m’a demandé : pourquoi vous parlez de minéraux. Je lui ai dit : parce que dans un oscillateur à quartz, il y a vraiment du quartz, c’est même la propriété du quartz que de se mettre à osciller. Tout ça n’est pas magique. Ça vient de quelque part. Quand tu regardes ces composants par le prisme de la production humaine par exemple, tu t’aperçois que les ouvrièrexs qui travaillaient dans les usines de fabrication des composants étaient souvent des dentelièrexs qui ont été réembauchéexs quand leurs ateliers ont fermé. En effet, le travail exigeait la même finesse, le même savoir-faire.

Edouard Sufrin :
Et plus c’est petit, moins c’est réparable et remplaçable, ce qui veut dire une multiplication délirante de déchets électroniques. Un phénomène intéressant est aussi le paradoxe du fait qu’on aille chercher dans les vieilles carcasses de machines obsolètes des choses qui deviennent précieuses

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Recherche et développement de Derniers Souffles par Sonia Saroya et Edouard Sufrin, photo par Edouard Sufrin
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Recherche et développement de Derniers Souffles par Sonia Saroya et Edouard Sufrin, photo par Edouard Sufrin

Manon Schaefle :
Il existe déjà de nombreux travaux sur les prétendues vertus du bruit blanc sur les personnes autistes, et même des technologies comme des générateurs de bruit blanc vendus dans le commerce. Comment vous inscrivez-vous dans ces recherches ? Vous avez mené une résidence au sein d’un Institut Médico-Éducatif (IME). Par ailleurs, vous travaillez depuis 2018 avec l’association BrutPop spécialisée dans la création sonore pour le handicap. En quoi consistaient ces différents temps ? Quelle est l’originalité du projet que vous avez développé ?

Sonia Saroya :
Le point de départ de notre résidence de création était l’idée de pouvoir développer des modules de bruit blanc pour BrutPop et d’avoir un système à destination des éducateuricexs, qui puisse facilement se dupliquer et être utilisé par différents centres. Ça nous plaisait aussi que des financements de l’art contemporain viennent servir d’autres causes.

Edouard Sufrin :
Notre première collaboration avec BrutPop a été d’organiser des siestes sonores. C’était super, ça faisait beaucoup de bien aux participantexs, mais notre position d’intervenantexs ponctuellexs posait aussi question. Que se passe-t-il quand le projet est fini ? On avait l’impression de laisser le champ vide. Donc le deuxième temps a été de développer des instruments adaptés pour qu’iels puissent faire par elles et eux-mêmes. Quand on allait jouer pour BrutPop, on s’apercevait que beaucoup étaient assez curieuxsexs, qu’iels avaient envie de toucher les boutons des boîtiers. De plus, le bruit blanc faisait partie des choses qu’on avait envie d’apporter, on en avait vu des résultats clairs. Alors on s’est mis à développer des circuits reposant sur le souffle de vieilles diodes et transistors. Ils ont un son incroyable du fait qu’il n’est jamais régulier. Le son produit par nos circuits n’est donc pas un vrai bruit blanc selon la définition scientifique du terme, mais ça produit quelque chose d’hyper vivant, qui varie d’un composant à l’autre.

Sonia Saroya :
On avait aussi cette envie qui traînait depuis longtemps de faire des ponts entre l’artisanat et l’électronique, à travers la fabrication de circuits, en réemployant des techniques de bijouterie. Là, on atteint un vrai stade de fétichisme. On s’intéresse aux composants autant pour leurs propriétés sonores que leurs qualités formelles, leur aspect et tout plein de choses qui ne passionnent pour ainsi dire pas grand monde. Il y a toute une dimension purement artistique, qui vise à façonner des circuits esthétiques et précieux comme des sculptures.

Edouard Sufrin :
Côté sonore, on n’a pas du tout réinventé la roue. Le bruit blanc sortant des circuits, c’est un classique de l’électronique. Dans tous les vieux synthés, toutes les vieilles boîtes à rythmes, il y a un souffle qui fait « pschiii » pour imiter les sons de batterie. Mais tous les composants produisent un son différent. Et on s’est aperçu en essayant différents schémas de circuits que chacun avait aussi un son propre. À partir de là, on a voulu simplifier au maximum pour essayer d’être le plus près du son du composant pour écouter distinctement le souffle unique de chacun

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Recherche et développement de Derniers Souffles par Sonia Saroya et Edouard Sufrin, photo par Edouard Sufrin
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Recherche et développement de Derniers Souffles par Sonia Saroya et Edouard Sufrin, photo par Edouard Sufrin

Manon Schaefle :
Finalement, vous avez créé un système à la fois low-cost mais qui est aussi très subtile, capable de faire percevoir une variété de sons …

Edouard Sufrin :
Si le but est d’avoir un bruit blanc parfait, donc forcément artificiel, les générateurs vendus dans le commerce le font mieux que nous. Ils sont assemblés avec des composants récents qui sont tous stables et reproduisent exactement le même son d’un appareil à l’autre. Derniers Souffles est quelque chose de très différent. On fait jouer des composants qui étaient en train de mourir dans un coin, dans une déchèterie, pour convoquer leur âme à chacun.

Sonia Saroya :
Oui, ce sont deux choses différentes. On s’est servi de cette recherche pour avoir l’occasion de développer un objet pour BrutPop. À côté, il y a eu toute une partie du projet indépendante de ces questions de reproductibilité et de fins thérapeutiques.

Edouard Sufrin :
Une autre phase a été de constituer une archive sonore. Tous les sons trouvés au cours de nos recherches ont été samplés et chargés sur le site Freesound. Ces bruits que font les composants industriels, minéraux, intéressent les artistes qui jouent depuis longtemps avec. Mais les nôtres ont un grain un peu différent. C’est ce qui nous a amenés à faire une résidence au GMEM à Marseille, et à collaborer avec des musiciennexs. On a passé presque deux ans à travailler sur ces circuits-là, alors on s’est dit que ça pourrait être bien que ça profite à d’autres. Derniers Souffles peut aussi être employé comme un instrument de musique électronique. C’est impossible d’en faire un appareil en série, ne serait-ce que par la rareté et l’identité unique de ses composants. Donc, ce sera peut-être plus une sorte d’œuvre-instrument qu’on peut prêter à des artistes pour que ce soit une matière à créer plutôt que de le voir comme un produit industrialisable.

Manon Schaefle :
Justement, quand on se penche sur les détails et coulisses de vos projets, on se retrouve vite face à des plans, à des circuits électroniques et à un tas de choses un peu arides. Comment faites-vous en sorte de rendre tout ça intelligible et accessible à des personnes qui n’y connaissent rien, à des néophytes ?

Edouard Sufrin :
C’est l’un des enjeux avec Derniers Souffles. Après deux ans de geekerie technique mais aussi historique, sociale, etc, comment fait-on pour faire une exposition qui témoigne de tout cela sans rentrer dans un truc purement didactique, muséo, qui ne s’adresse qu’à d’autres geeks ?

Sonia Saroya :
Ça passe par plusieurs biais, ça dépend des projets. Pour Les Lucioles, par exemple, le fait de se retrouver avec des jeunes autour d’une table à fabriquer des circuits, ça amène l’occasion de discuter de pourquoi on fait ça, de l’origine des composants, du texte de Georges Didi-Huberman. D’autres fois, on documente en détail le projet, on réalise des tutos, etc. Là, pour Derniers Souffles, on travaille sur un format de présentation orale qui permet de mieux raconter toute cette aventure et tous les enjeux historiques, écologiques, etc, qu’il y a derrière.

Edouard Sufrin :
On ne cherche pas du tout à juste être là, avec une casquette d’artiste et dire : voilà mon œuvre ! C’est une position que je trouve toujours assez difficile à assumer. On préfère être dans un partage plus horizontal et montrer que les techniques qu’on utilise sont accessibles à tout le monde.

Manon Schaefle :
Beaucoup de lectures, d’idées, de réflexions nourrissent vos installations. Quel est l’intérêt de passer par la transmission d’un savoir-faire ou d’une utilisation technique comme l’électronique pour les aborder ? Est-ce un prétexte ? Un rite de passage ? Un pré-requis ?

Edouard Sufrin :
Au-delà de la technique en elle-même, déjà, cela permet de désacraliser une machine, de la démonter, de l’ouvrir, de voir comment c’est fait dedans.

Sonia Saroya :
Pour moi, le rapport sensible demeure le plus primordial. Sinon, ça pose un problème commun à toute l’histoire de l’art : est-ce que l’œuvre se suffit à elle-même pour se raconter ? En ce qui nous concerne, on essaye de susciter une expérience qui déclenche la curiosité et qui fait que derrière, tu as envie de découvrir les autres facettes de la chose.

Edouard Sufrin :
On évite également le full conceptuel ou le full technologique. Rien qu’un titre d’œuvre ou un texte de quelques lignes, ça doit déjà pouvoir te donner des clés de compréhension.

Sonia Saroya :
De par son nom, on saisit que Derniers Souffles est une œuvre poétique. De fait, l’installation est composée de trois boîtiers reliés chacun à un haut-parleur qui diffuse les sons modulés de son circuit. L’idée est que la somme des sons de ces trois boîtiers, en convergeant vers un même point, reproduise le bruit du ressac de la mer. Et les premiers retours qu’on a eus vont dans ce sens : quand tu t’y poses, tu entends vraiment la mer, tu t’évades, quand bien même en réalité, tu es face à des boîtiers industriels. Pour nous, ce faux bruit de mer évoque une espèce de dernier son de société, comme le dernier son qu’on aurait peut-être à entendre un jour. En effet, pour la société moderne la mer a quelque chose de menaçant, on pense à la montée des eaux. Voilà le cœur du projet. Tout le reste, après, c’est du détail, c’est des plus, mais à la base, l’envie qu’on avait, c’était vraiment ça, de mettre dans cette situation d’écoute paradoxale où on a l’impression d’entendre le monde s’achever.

Manon Schaefle :
« Le dernier souffle » signifie d’ailleurs la mort. Est-ce que le sentiment véhiculé, pour vous, est plutôt négatif, portant sur l’obsolescence, sur une fin prochaine ? Ou est-ce que le dernier souffle que vous donnez à entendre par sa répétition mécanique est une façon de prolonger le temps à l’infini, ou bien de sonner l’alarme pour espérer une issue positive ?

Sonia Saroya :
Pour ma part, je reste quand même assez perplexe. [rires] Je me situe plutôt dans une fiction dystopique où on se retrouve peu à peu englouti.

Edouard Sufrin :
Où on est résigné et où on se laisse bercer par les petites vagues synthétiques de façon apaisée. En se disant qu’au fond, ce n’est pas très grave. La planète, elle sera toujours là après. On a surtout peur pour nous et le monde tel qu’on le connaît, avec son petit confort. Au Garage MU, on présentera un dispositif qui permet d’écouter isolément les sons, donc une expérience où tu te plonges au cœur du souffle de chaque composant. Il y aura aussi une forme d’écoute plus globale et immersive, où les sons seront sculptés et saisis ensemble, simultanément, pour recréer le bruit de la mer. On pourra passer de l’une à l’autre, comparer, méditer ce qu’on en

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Installation sonore Derniers Souffles de Sonia Saroya et Edouard Sufrin, lors de Pagaille à La Station - Gare des Mines, septembre 2023, photo par Edouard Sufrin

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