Bruta et son Gang des Pétasses Sauvages

Par Ayoub Jasmina Moumen

« Gang des Pétasses Sauvages » n’est pas un titre provocateur. Loin de là.

C’est simplement la traduction que Bruta a donnée à sa pièce-performance Bixarada.

C’est le jour X, 07.12.2024.

Je suis stressée, comme si j’allais performer moi-même. J’ai passé les deux derniers jours en compagnie de Bruta. À Lausanne, on a vécu cette expérience unique : celle de la performance. Car nous en fin de compte nous sommes les bixa’s. Cette sensation d’être monstré·e·s…

Les murs tremblent. Des bruits de chaînes.

Un son en boucle, un son rave.

Ça vibre. Les monstres sont libéré·e·s.

Iels courent partout, bousculent le public, occupent l’espace… Une énergie s’installe, celle de la confusion, de la peur.

Des chaînes, des dents qui t’observent. Des regards qui mordent. Des corps nus.

Des états d’âme mis à nu.

Ça court, ça crie et ça rigole, avec sarcasme.

Ici, on parle du corps. Mais pas n’importe quel corps.

Du corps racisé, du corps trans.

Des poils, du dégoût et de l’amour.

Ayoub Jasmina Moumen Bruta Bad to the Bone, Bruta et son Gang des Pétasses Sauvages , Bad to the Bone
Ayoub Jasmina Moumen Bruta Bad to the Bone, Bruta et son Gang des Pétasses Sauvages , Bad to the Bone

Les performances de Bruta font écho à la freak theory de Laurent Lorenzi, où la monstruosité devient un outil de subversion. Le corps monstrueux ici n’est plus une anomalie à rejeter mais un point de départ pour interroger les normes de genre et de race. Ce travail s’inscrit dans une longue tradition d’artistes qui utilisent leur corps comme une arme politique. Dans le cas de Linn da Quebrada, cette même énergie subversive est portée par une performeuse trans brésilienne qui détourne les stéréotypes sexuels pour exposer la violence institutionnelle faite aux personnes trans. Linn, à l’instar de Bruta, ne cherche pas à séduire ou à plaire, mais à déranger et à déstabiliser les spectateurices en les confrontant à la réalité crue de l’exclusion. Qui est le monstre dans l’histoire?

Je me souviens de Márcia X, cette pionnière de la performance brésilienne, qui dans les années 1980, utilisait son corps comme un champ de bataille contre la société patriarcale et conservatrice du Brésil. Son travail radical s’oppose à l’objectivation du corps féminin en mettant en lumière une sexualité qui n’appartient qu’à elle-même. Cette démarche de réappropriation de soi par le corps résonne dans Bixarada, où l’espace de la performance est envahi par des corps sans retenue, qui ne cherchent pas à se conformer à des attentes, mais à déstabiliser.

Ayoub Jasmina Moumen Bruta Bad to the Bone, Bruta et son Gang des Pétasses Sauvages , Bad to the Bone
Ayoub Jasmina Moumen Bruta Bad to the Bone, Bruta et son Gang des Pétasses Sauvages , Bad to the Bone

Durant la performance, je me suis sentie comme une spectatrice prise dans une spirale d’absorption. Un fantôme qui se déplace parmi les autres, absorbant, suivant les performeur·euse·s, devenant un avec eux et elles. L’idée de la place du spectateur devient floue, tout comme dans les performances de Jota Mombaça, dont les œuvres, à la croisée des genres et des races, bouleversent la notion même d’espace. Mombaça joue avec les corps, les identités et les frontières, tout comme Bruta qui refuse de laisser le spectateur s’installer dans une position confortable de voyeur. Ce n’est pas le corps de l’artiste qui est mis en spectacle, mais bien celui du spectateur qui est obligé de se confronter à sa propre perception du genre, de la race, et du désir.

Le chaos dans l’espace est palpable. Le corps devient une arme, une arme de séduction et de rejet. Ces corps érotiquement vulgaires ne cherchent ni la beauté, ni l’acceptation, mais l’authenticité de l’existence face à un monde qui tente de les effacer. Cette esthétique de la laideur, comme un cri contre la normalisation, rappelle les œuvres de Renata Carvalho, qui, avec son Manifesto Transpofágico, interroge la place des corps trans dans la société. Dans Bixarada, les performeur·euse·s transforment leur corps en un lieu d’affirmation radicale de leur existence, un cri contre la répression, contre le déni.

Ayoub Jasmina Moumen Bruta Bad to the Bone, Bruta et son Gang des Pétasses Sauvages , Bad to the Bone

La performance de Bruta, comme un rituel païen, fait surgir une esthétique proche des fêtes carnavalesques de Hélio Oiticica, qui utilisaient l’art pour défier les règles et célébrer l’informel, le chaotique, l’effervescent. Ces performances ne se contentent pas de bousculer l’ordre, elles le renversent et le colonisent, comme des vagues dévastatrices. Chaque recoin de l’espace est envahi, chaque corps s’empare de l’espace, chaque regard devient une arme.

Alors, la performance envahit l’espace. Chaque coin, chaque corps, est réclamé.

Le public n’est plus simplement spectateur, il devient acteur dans une danse de résistance, bousculé, questionné. Il n’est plus en dehors mais bien pris dans la performance elle-même. Cette subversion, à la fois corporelle et sociale, fait écho aux grandes révoltes artistiques de l’histoire de l’art, où le corps, loin d’être passif, devient un lieu de revendication et de transformation.

La Bixa est libérée à quatre pattes elle rampe lèche l’espace avec ses genoux ensanglantés.. la bixa est suspendue par ces propre chaîne.. la bixaBruta se fait ici suspendre littéralement par les membres performeureuses de sa compagnie Teatro Rosa. Elle se bat contre ces chaînes devant nos regards complices.. sommes-nous admirateurices de la souffrance ??

Le combat dura longtemps, la bixa se libère finalement, forte par sa vulnérabilité.. une vulnérabilité mordante, criante et impassible.

Bixarada nous confronte à une vérité impopulaire : les corps en marge, les corps que l’on tente de nier, ont désormais pris leur place. Et ce cri n’est pas prêt de s’éteindre.

Ayoub Jasmina Moumen Bruta Bad to the Bone, Bruta et son Gang des Pétasses Sauvages , Bad to the Bone
Ayoub Jasmina Moumen Bruta Bad to the Bone, Bruta et son Gang des Pétasses Sauvages , Bad to the Bone

Pour cette occasion j’ai rencontré les deux directeurices artistiques des Urbaines Yasemin Imre et Samuel Antoine  pour un petit échange.

Ayoub Jasmina : J’espère que c’est bien, parce qu’honnêtement, je suis un peu fatiguée après ces trois jours de festival. On va parler de ce qui reste, de ce qui émerge. Si vous deviez décrire vos émotions à chaud, juste après ces trois jours de performances, quelles seraient-elles ?

Yasemin : Je dirais d’abord la joie, une grande joie, parce que tout s’est passé comme on l’espérait. Ensuite, il y a aussi du soulagement , parce qu’organiser un tel événement, c’est beaucoup de pression. On veut que tout fonctionne, que les artistes, le public, tout le monde se sente bien accueilli. Et enfin, je parlerais de fierté, mais pas d’une fierté personnelle. C’est une fierté collective pour le travail accompli par toute l’équipe et pour le talent des artistes présents.

Samuel : Oui, c’est une fierté partagée. Et je rajouterais même une forme d’émerveillement, parce que c’est beau de voir comment Lausanne s’anime pendant ce week-end. Il y a une transformation qui s’opère, un échange, un partage qui créent quelque chose de presque magique. On quitte le quotidien pour entrer dans une autre dimension, et ça, c’est assez unique.

AJ : C’est vrai, on sent cette énergie dans toute la ville. D’ailleurs, en parlant de Lausanne et de l’urbanisme, ça m’amène à une question : les Urbaines, un nom assez évocateur. Depuis sa création en 1996, est-ce qu’il y avait cette idée de rapport à l’urbanisme, de déambulation dans la ville ?

Samuel : Le nom vient, en partie, d’un précédent festival : Rock urbaines, qui a eu lieu en 1993. C’était à l’époque un événement musical, qui n’a pas vraiment fonctionné pour diverses raisons. Mais il y avait un soutien municipal, et en 1996, plusieurs lieux culturels ont décidé de lancer un festival pluridisciplinaire avec la notion d’émergence au cœur du projet.
À l’époque, chaque lieu programmait ses propres événements, sous une sorte de « label » commun. Mais la ligne curatoriale n’était pas très claire, et en 2006, il y a eu une crise. Une réflexion a été menée, et il a été décidé de créer une structure indépendante pour le festival, avec une programmation centralisée. Depuis 2007, le festival s’est transformé, tout en gardant cet esprit de découverte et d’expérimentation.

Yasemin : Pour revenir au rapport avec l’urbanisme, c’est vrai qu’il y a toujours cette idée de déambulation entre les lieux. Les spectateurs marchent, traversent la ville, et cela crée une forme de performance urbaine. C’est aussi une façon d’occuper l’espace public, de transformer la ville durant ces trois jours.

Ayoub Jasmina Moumen Bruta Bad to the Bone, Bruta et son Gang des Pétasses Sauvages , Bad to the Bone
Ayoub Jasmina Moumen Bruta Bad to the Bone, Bruta et son Gang des Pétasses Sauvages , Bad to the Bone

AJ : Et justement, cette déambulation, cet esprit performatif me font penser à la programmation en elle-même. J’ai l’impression qu’il y a une écriture dans la manière de programmer. Est-ce que vous partez d’un fil rouge, ou est-ce plutôt intuitif ?

SAMUEL : C’est un travail collectif avec le comité de curation. Cette année, nous étions cinq : Mina Squalli-Houssaïni, Lara Dâmaso, Azadbek Bekchanov, et nous deux. On ne part pas d’un thème prédéfini. On cherche plutôt à capter ce qui émerge, ce qui nous interpelle dans les pratiques artistiques actuelles.
C’est un processus très intuitif, basé sur la prise de risque et la diversité des sensibilités. On veut éviter une programmation trop homogène, tout en laissant émerger, après coup, des fils rouges. Par exemple, cette année, des thèmes comme la vulnérabilité, l’intimité, ou encore la subjectivité du corps sont apparus naturellement dans les propositions.

Yasemin : Oui, cette vulnérabilité est au cœur du festival. Beaucoup d’artistes travaillent avec leur intimité comme matière première. Cela crée des espaces d’écoute et d’existence, qui sont nécessaires aujourd’hui.

Ayoub Jasmina Moumen Bruta Bad to the Bone, Bruta et son Gang des Pétasses Sauvages , Bad to the Bone

AJ : C’est intéressant, car on sent une dimension politique dans la programmation, sans pour autant que ce soit du militantisme direct. Comment abordez-vous cette question ?

SAMUEL : On est conscient que le festival est une plateforme. C’est un espace de visibilité pour des artistes qui n’ont pas toujours accès aux institutions culturelles traditionnelles. Mais on fait la distinction entre notre travail de curation et un activisme direct. On ouvre des espaces, on espère provoquer des changements dans les mentalités, mais on reste humble face à ce rôle.

Yasemin : Oui, il y a une responsabilité dans le choix des artistes, dans la manière dont on utilise cette plateforme. On ne cherche pas à instrumentaliser le militantisme, mais il est évident que notre programmation est politique par les thématiques qu’elle aborde et par les voix qu’elle met en lumière.

Ayoub Jasmina Moumen Bruta Bad to the Bone, Bruta et son Gang des Pétasses Sauvages , Bad to the Bone
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AJ : Une dernière question, plus légère : est-ce qu’il y a eu des coups de cœur pour vous cette année ? Des moments particulièrement marquants ?

SAMUEL : Tellement ! Personnellement, j’ai été bouleversée dès le vendredi avec Billy Morgan à Villamont 13. Puis il y a eu Maxi Hawkeye Canion, qui a tenu une performance de 4 heures avec une intensité incroyable. Et Bruta & TEATRO ROSA, c’était fou.

Yasemin : Pour moi, il y a eu Alexi Nemaldorado, Drumloop et ryong et Gui B.B. Mais aussi des moments de relâchement, comme avec Guy Bébé et Star & Stan, qui ont apporté une dimension d’humour bienvenue. Sans oublier les deux expositions, qui ont été des expériences très spéciales dès le montage.

AJ : Merci beaucoup pour ces échanges. On ressent à travers vos réponses toute l’énergie et la passion qui animent ce festival. J’ai hâte de voir ce que vous nous préparez pour l’année prochaine.

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Artistes mentionné·e·s :
Laurent Lorenzi (théorie du freak, corps monstrueux et subversifs)
Linn da Quebrada (artiste trans brésilienne)
Márcia X (performances féministes et subversives brésiliennes)
Jota Mombaça (performeur·euse non-binaire brésilien·ne, déconstruction du genre)
Renata Carvalho (Manifesto Transpofágico, visibilité des corps trans)
Hélio Oiticica (Tropicália, subversion à travers l’art et le carnaval)

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