Antonean, chaos, limbs & life

Par Manon Schaefle

Antonean, jeune peintre, sculptrice et performeuse au coup de pinceau ténébreusement captivant invite Bad to the Bone dans son atelier-appartement en proche banlieue parisienne. Quelques mètres carrés où elle entrepose des membres de corps, des auto-portraits énigmatiques et des visions délirantes, sa façon de faire face au chaos du monde en dehors d’elle et en elle.

Au moment où je pénètre la pièce, mon regard se pose instantanément sur une fresque peinte très grand format.
On ne comprend pas bien ce qu’il s’y passe. On y voit des hommes à tête de lapin qui se font la guerre ou s’ébattent, des squelettes, une faucheuse, des gisant.e, des nymphes, des poissons à ailes pendus dans les arbres,… Comme une danse macabre revisitée dans un bordel aussi sinistre que joyeux. Le décor est celui d’un jardin d’Éden tâché de catastrophes : un jardin des horreurs. Tout semble lié, découler d’une maison. Celle-ci peut incarner la famille ou encore un espace privé comme l’est l’intériorité de toute personne.

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Chaos of Life

Je connaissais les toiles plus figuratives d’Antonean, via Instagram, mais pas ce travail là, qui semble nous raconter une histoire à cheval entre les mondes. Entre l’ici-maintenant du visible et des choses plus enfouies. Entre le symbolique et le crûment réel. La fresque ressemble à une scène entre du Jérôme Bosch et du Dana Schutz, à la fois tordue, absurde, insensée et si vrai. Elle touche à la face cachée de la vie, son non-sens, tout ce qu’on ne veut pas voir. On perçoit les signes de massacres, d’angoisses, de crises psychiques…
Surtout, la fresque est unicolore, un rouge brunâtre affadi, la plus identifiable des couleurs : du sang.

« En réalité, le nom de cette peinture est « Chaos of Life ». Elle fonctionne comme un cirque. Car le cirque, même s’il s’agit d’un endroit chaotique sans motif, est en même temps un lieu de divertissement et d’amusement. C’est exactement la même chose avec le monde réel. Dans la vraie vie, s’il n’y avait pas de chaos, on n’aurait jamais l’occasion de réorganiser les choses. »

Antonean a 23 ans, d’origine iranienne et bélizienne, récemment installée à Paris (après avoir vécu aux Etats-Unis et à Téhéran). Elle m’accueille dans son appartement qui est aussi son atelier. Des lentilles noires noient ses yeux dans un abîme impersonnel, mais étrangement elle dégage quelque chose de serein et très accessible. Surtout, elle semble ravie de parler de son travail.
Auparavant, Antonean est passée par les ateliers de Sèvres et aspirant à rejoindre les Beaux Arts de Paris, son apparence est pour elle un moyen non-négligeable, et encore moins méprisable, d’auto-affirmation.

 

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« Aux États-Unis, les gens vous traitent en fonction de votre apparence. Pour certaines raisons, j’ai décidé de déménager. Quand je suis arrivée ici et que j’ai trouvé la paix, j’ai réalisé que la beauté est subjective, et surtout qu’elle peut être ce que vous voulez qu’elle soit. Alors j’ai décidé de transformer toute ma douleur en ma propre vision de la beauté. Ainsi, la façon dont je me présente est une forme d’auto-expression, ce qui a aussi beaucoup influencé mon art. Avant, j’avais peur de montrer mes émotions et je ne voulais pas que les gens voient ce qui se passait dans ma tête. Aujourd’hui, je trouve la paix en les réalisant, car j’ai l’impression que c’est une partie de moi dont je n’ai jamais pu parler. Cela ne me perturbe plus. »

Dans le salon où Antonean a entreposé ses travaux, peu d’oeuvres sont visibles (beaucoup sont stockées chez une amie aux E.-U.). Une sculpture de tête renversée se vidant de son cerveau, 5 ou 6 peintures, des croquis, la fresque hémophile… Mais toutes, à différents niveaux, parlent la même langue, ou la même âme. Entre sang, corps béants, teintes sombres, symboles mortuaires (les pendu·es, les squelettes etc), le monde dans lequel nous fait évoluer la jeune artiste est obscur, tourmenté. Mais ça va plus loin que les apparences.
La noirceur est un code, non pas la globalité de sa vision. Elle permet de ne pas rendre les choses immédiatement accessibles, de ne pas se laisser percer trop facilement à jour ou encore de ne pas simplifier ni dénaturer le vertige du réel.
Je saisis donc dans ses peintures l’opacité plus que les ténèbres. Les notions de paisibilité, de force, d’affirmation sont aussi au coeur de l’univers de l’artiste.

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« Mon travail donne à voir la conscience et les émotions humaines. J’aime me connecter profondément avec les spectateur·ices et susciter l’introspection. L’idée est de créer un sentiment de doute, de brouiller la ligne entre l’imagination et la réalité. Plus tard, j’ai commencé à utiliser mon propre sang dans mes œuvres, dans les peintures ici, et aussi dans la sculpture. J’utilise mon sang pour différentes raisons, d’abord car il peut inspirer différentes choses. Il peut transmettre la vie et la mort. Il peut signifier la masculinité et la féminité, ou la nutrition et la menace etc. L’une des raisons pour lesquelles j’ai commencé à utiliser mon sang était de remettre en question l’intolérance que la société nous a appris à ressentir envers notre propre corps. Lorsque quelqu’un·e voit ce que je fais, il ressent un sursaut, et c’est le but, c’est de choquer les spectateur·ices pour les ramener à la conscience de posséder leur corps. Une autre raison était qu’en tant qu’artiste persane et américaine, ayant vécu en Iran auparavant, j’ai remarqué que la société avait rendu la violence, en particulier envers les femmes, vraiment normale. Comme si on avait banalisé leur perte. Donc utiliser mon sang, c’est sensibiliser et montrer l’engourdissement culturel dont on fait preuve via cette insensibilité quotidienne. »

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Nombreux sont les auto-portraits d’elle. Sur l’un d’eux, Antonean apparaît avec un creux dans la poitrine qui laisse apercevoir un petit humain en elle, entre ses deux poumons.
Je pense tout de suite au tableau « Le lit volant » de Frida Kahlo, arraché au deuil et au combat contre un sentiment de mort envahissant après une fausse couche, ou à « l’Autoportrait au collier d’épines et colibri » (toujours de Kahlo) cette fois envahi d’une terreur d’abandon après son divorce d’avec Rivera, qu’elle surmonte avec le colibri, symbole d’espoir. Mais sont aussi présents le chat noir, le singe qui tire sur son collier d’épine… À la place du bestiaire de l’Autoportait au collier d’épines et colibri de Kahlo, ici une seule araignée qui galope sur le bras, fait sa toile sur le foetus. Pour le protéger ? Ou l’emprisonner encore plus ?
La toile d’Antonean est plus auto-centrée, moins liée à l’histoire familiale. Pour elle, il est avant tout question de son « enfant intérieur », encore bien vivant, prêt à s’exalter, mais incarcéré. Piégé par le refoulement, l’enfouissement de cette facette que la société oblige passé l’âge adulte. Ça n’empêche pas le personnage aux traits d’Antonean de l’exhiber avec une sorte de détachement ou de revendication. L’heure, je crois, n’est pas encore aux funérailles de l’enfant en elle.

« C’est comme l’enfant intérieur en moi qui est… comme piégé dans une grossesse. En fait, j’ai été inspirée par la peinture d’Egon Schiele « Dead Mother I ». Il s’agit de montrer la froideur de l’enfant piégé. C’est l’une des premières peintures que j’ai réalisées lorsque j’ai déménagé à Paris. L’enfant est piégé à l’intérieur parce que la fille aimerait en être libérée, ou parce qu’il ne peut pas s’exprimer. »

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Nombreuses sont les oeuvres d’Antonean qui partent de représentations du corps et regorgent de messages cachés.
Ces corps sont blessés, amputés, divisés, ambigus… La peinture est un moyen de réunir tous les morceaux, toutes les identités, de les faire tenir ensemble. Elle donne forme à des êtres hybrides, des incarnations étranges et fières, comme heureuses d’être en vie malgré tout. À l’image du cycle de l’existence qui oscille sans cesse entre joie et désespoir, entre vie et mort, entre amour et violence, grâce et déchéance… pour lequel le chaos est une force, une destruction créatrice.

« Quand vous regardez à cet endroit, la peinture est saine et bien faite, et ici elle est comme pourrie et toute émiettée, pour montrer que je me regarde avec deux perceptions différentes. C’est comme si l’espace d’une seconde la vie pouvait être vraiment mauvaise, et la seconde d’après elle peut être géniale, ou, comme l’opposé.
« Il y a aussi les sculptures que j’ai faites. Ici, Persian Echo, qui, encore une fois, parle de ma culture, de la culture iranienne. La tête du bas est trempée dans le sang, sang qui est aussi celui de l’histoire et tous les défis que le peuple iranien doit relever. Et la tête du dessus est à l’envers pour montrer la salle chaotique dans laquelle il est coincé. (…) Et celle-ci s’appelle « Qui suis-je ? » Comme lorsque les gens vous demandent qui vous êtes, vous leur donnez votre nom mais ce n’est pas vous. C’est votre nom. Pareil pour le corps dans lequel vous vivez. Ce n’est pas vous. C’est juste le corps que vous protégez. Alors, si je ne suis ni mon nom ni mon corps, qui suis-je ? ». 

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