La solitude : s'en désespérer ou l'aimer

Par Manon Schaefle, journaliste et auteure, contributrice pour Bad to the Bone.

Les Hautes solitudes, aux Champs Libres de Rennes, expose le travail de la photographe et réalisatrice Nolwenn Brod à travers une série d’oeuvres produites à Brest. Son regard pénétrant propose un portrait intime de la ville finistérienne où l’on passe sans transition des paysages aux êtres qui les habitent, des surfaces palpables aux intériorités insondables…

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Adèle, rue blaveau, Brest
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Kriegsmarine, details
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Sans titre

Artiste née en 1987, Nolwenn Brod vit et travaille depuis Paris. Qu’est-ce que ça veut dire « avoir ses racines » dans un endroit ? est-ce que ça fait de nous une personne particulière?

Brest, c’est la ville où elle est née mais n’a jamais vécu. Dans une autre vie, celles et ceux qu’elle y a photographié·es auraient pu être des proches, ses collègues, ses voisin·es, une amie d’enfance… Ses images prises de très près, en têtes-à-têtes, aspirent à l’abolition de cette distance que lui a imposé le destin. A la quasi fusion avec leur sujet… mais ces derniers résistent. Les regards restent fuyants, les pensées illisibles, les histoires passées sous le demi silence des tirages papier…

Brest renvoie Nolwenn Brod à son manque de racines solides, à sa solitude existentielle. Elle qui ne connaît pas ses racines. Ainsi, la photographe y interroge nos attaches (terre natale, famille, héritages…) On les considère souvent comme le fondement de nos identités – elle se demande si venir d’un même endroit crée vraiment un lien entre des gens. Si ces histoires d’origines ne sont pas qu’une légende (bretonne et universelle).

Un rapport physique et affectif

Avec la série « Ar Gouren et autres visions » qui ouvre l’exposition, on entre dans le vif du sujet. Le Gouren est un style de lutte venu du Moyen-Age. Celles et ceux qui le pratiquent aujourd’hui en ont fait un sport de compétition où iels tentent de maintenir l’état d’esprit, les rituels anciens…
Nolwenn Brod se détache de la dimension culturelle, folklorique de ce sport, laissant les tenues typiques des lutteureuses (bragou et rochette) au placard. Elle les met en scène dénudé·es ou habillé·es de façon neutre dans des milieux naturels. Ainsi, ne restent plus que des faces-à-faces corps/paysage. Le combat est représenté comme moyen pour les lutteureuses de prendre place dans la nature bretonne, sauvage et versatile. De ressentir les éléments et chercher des formes de collaborations, une harmonie avec eux. C’est une façon pour Nolwenn Brod d’insister sur les facteurs environnementaux (climat, relief, faune, flore…), considérant que ce sont eux qui influencent nos physionomies et caractères plutôt qu’une « nature innée », héritée du sol et/ou du sang à la naissance.
Elle donne à observer des corps-à-corps où les peaux se heurtent, se caressent brutalement, les souffles exténués s’embrassent et se mélangent à l’air extérieur. C’est une communion des corps humains et terrestres. Pour la photographe, le lien à un territoire est quelque chose qui se performe et se réactualise constamment dans un contact physique répété, acharné.

Par la suite, on découvre des portraits d’inconnu·es que Nolwenn Brod a abordé·es dans la rue, toujours à Brest. Ils sont regroupés sous le titre des « Hautes solitudes ».

Entre Louise qui tient dans ses bras un agneau, Margot à la plage et tou·te·s les autres, aucune ressemblance ne saute aux yeux. Néanmoins,  ces clichés dégagent une ambiance, une tonalité particulière. Comme si l’atmosphère qui règne dans la ville imprimait les visages par effet de contagion ou mimétisme. « La ville est blanche par éclaircies, un peu cubique et pleine de courants d’air. Le climat changeant affecte le tempérament des habitants » assure la photographe.

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Mael, rue Victor Eusen
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Christopher, rue de Lyon, Brest

Aller au contact

Il est possible de faire le lien entre la vision du monde très physique de Nolwenn Brod et sa démarche, qui est d’aller au contact.
Pour elle, la photographie a commencé en Irlande sur la trace de son père disparu accidentellement (Va t’en me perdre où tu voudras, 2013), puis dans des villes au passé industriel ou ayant connu la guerre. Elle scrute des absent·es/ces, comme persuadée qu’il reste quelque chose à sauver du vide, de la perte ou de la ruine. Et elle va constamment au devant des présent·es. Pour ne pas les laisser disparaître à leur tour ? Son interrogation première, plus métaphysique qu’elle n’y paraît : qui es-tu ?
Sous la performance des identités sociales, Nolwenn Brod est captivée par la nudité de chacun·e.

Passionnée, habitée même par l’expérience du premier contact et les « relations interhumaines », l’artiste réalise surtout des portraits.
A chaque fois, le même protocole se répète. Nolwenn Brod déambule dans des villes de passage (jamais à Paris, où elle vit), dans leurs gares, leurs places jusqu’aux ruelles les plus cachées, et attend de tomber sur des personnes qu’elle « reconnaît », sensation inexplicable qui surgit quand on tombe face à quelqu’un·e dont le seul physique nous aimante.
A partir de là, impossible pour elle de laisser la rencontre lui échapper, quitte à devenir maladroite ou rentre-dedans. De nature hyper-réservée, elle se fait violence et devient entreprenante. Ça fait un peu prédatrice, d’une manière elle l’est, mais canalise par de la patience, beaucoup d’empathie, d’écoute…
Elle se laisse aspirer par des personnes et parfois il arrive que des personnes soient aspirées par elle, son audace, son inconvenance. Par exemple, un jour son chemin croise celui de Claire, jeune femme autiste, ce qu’elle ignore évidemment avant d’entamer la discussion. Les premiers instants de l’échange sont compliqués, Claire ne comprend pas où veut en venir Nolwenn Brod avec son appareil photo. Progressivement la situation s’éclaircit, la confiance se noue et le shooting a lieu, donnant forme à des images chargés d’une palette d’émotions troubles, entre défiance et tendresse, et surtout d’une puissance qui témoigne de l’intensité de leur rencontre.

Connaître l’autre : un fantasme échoué

Très souvent, Nolwenn Brod se focalise sur des éléments qui expriment des contradictions, des combats intérieurs. Tel Adèle, rue Blaveau (Brest, 2022) qui rend visible les scarifications sur les avant-bras d’une jeune femme tout en la faisant apparaître séductrice et sûre d’elle, comme invincible. Par là, l’artiste exprime le caractère équivoque, le mystère insaisissable de ses alter ego qui lui restent opaques et frustrent son désir spontané de les connaître.
Ses portraits sont perturbants. Ils ressemblent à des peintures, font ressortir des traits marquants qu’on assimile à des « identités » ou psychologies mais qui traduisent en réalité plus une émotion, un état passager ou au mieux un tempérament. Très organiques, on a l’impression de pouvoir les toucher, pouvoir sonder les intériorités des personnes juste en les regardant. Et en même temps ils ont quelque chose d’irréel, d’inaccessible, signe qu’on n’accède qu’à des facettes.
Derrière, Nolwenn Brod l’assume, il y a beaucoup d’elle-même et ce qu’elle projète dans ce qu’elle voit : « c’est ce balbutiement de l’instant qui naît qui m’intéresse : c’est peut-être ici le point de contact entre le réel et l’imaginaire. »

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Margot, Plage du Moulin Blanc, 2021
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BrodKeira Plabennec, 2021
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Rue de turenne, Brest
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Composition, rue bossuet Brest

Un trouble contagieux

Beaucoup d’oeuvres portent pour titre des prénoms, ceux des personnes qui apparaissent dessus. En découvrant ces portraits d’individus, comme dans la vraie vie, il y en a qui ne nous inspirent rien et nous laissent indifférent·es. Et il y a celles qui nous attrapent, nous mordent, nous captivent, font turbiner nos pensées. Elles sont rares. On y revient, on tourne autour…
– Il y a Skorn, chien-loup blanc (Skorn, rue de Turenne, Brest, 2022) saisi sur le vif, à quatre pattes sur un lit, montant la garde et protégeant ce qui paraît être son royaume. L’animal attire tellement la lumière qu’au départ, Nolwenn Brod était venue pour sa propriétaire humaine, mais c’est lui qui s’est imposé.
– Il y a Pablo, jeune garçon au teint cadavérique, éteint, absorbé dans ses pensées, comme tout droit sorti d’un roman macabre de l’écrivain américain Dennis Cooper.
– Il y a Maël, en transe (Maël, rue Victor Eusen, 2022), le visage déformé par ce qu’on croit d’abord être de la douleur. En réalité, elle est en extase, en train de danser et kiffer.
– Louise et son agneau, sorte d’allégorie de l’innocence. Elle a en même temps une expression de malice, de défiance, prête à défaire toutes nos attentes. A saccager la douceur juvénile, l’érotisme lascif qu’elle transmet.
– Et encore Louise, cette fois chez elle semble-t-il (car c’est ce que Nolwenn Brod aime faire, convaincre les gens de l’amener là où ils vivent). On la reconnaît difficilement par rapport au portrait précédent, ça aurait pu être deux personnes distinctes. Mais à nouveau, elle capte le regard, donne envie de se plonger en elle, faire lumière de ses ténèbres.

Il y a quelque chose de violent quand l’altérité vous interpelle, qu’elle vous déterre de votre solitude et qu’en même temps elle vous fait sentir tout son poids.
Avec ses portraits plus grands que nature, Nolwenn Brod nous confronte à l’altérité indépassable de nos congénères. Mais au lieu d’en désespérer, avec les « Hautes solitudes » l’artiste endosse fièrement sa condition. L’expression « Hautes solitudes » peut être envisagée comme un moyen de revendiquer la solitude non comme quelque chose de honteux ou subi, mais comme une position noble. Dès lors qu’on l’assume sans crainte, sans sombrer dans l’angoisse et en restant ouvert·e, désireux·se de se mélanger. Après avoir renoncé à connaître les origines et identités de chacun·e, la photographe envisage les autres comme présence et comme puissance de nous affecter (en bien ou mal).
Elle se focalise non sur des corps entiers mais sur leur matérialité à la fois plus micro et macro. Nuque, avant-bras, poitrine, pelage, granularité, câbles, bouts de caoutchouc, chair de poule, sueur… L’artiste découpe des morceaux pour nous montrer différentes parcelles de l’être humain, du réel et comment tout cela communique. Elle opère des analogies entre corps et paysages, comme entre la pierre et peau par le voisinage du portrait d’Adèle et ses cicatrices avec le cliché d’un mur fissuré.

Sa démarche est celle d’une artisane de la friction. Elle se rapproche à pas de louve, se frotte a l’altérité, s’en saisit et tente de capter les êtres en les éprouvant lors de shooting intimes tout en acceptant et aimant la dimension impossible de ce projet. A travers son objectif, les individus (re)deviennent des astres : furtifs, fuyants, étincelants, sublimes… sans origine déterminante ni identité figée. Nolwenn Brod nous fait ainsi éprouver le mystère infini des êtres qui composent le monde, même quand ce monde est celui, pourtant si proche, d’une ville natale.

Les Hautes Solitudes, exposition aux Champs Libres de Rennes jusqu’au 26 novembre 2023

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