FEUX DE DÉROUTE

Par Manon Schaefle

Sélectionnée par le collectif Humain Autonome, formé par Marianne Derrien, Sarah Ihler-Meyer et Salim Santa Luciadu, la vidéo I’m looking for something to believe in d’Elisa Pône comptait parmi les oeuvres rassemblées pour l’ouverture des nouveaux ateliers du Wonder/Fortin à Clichy lors de Nuit Blanche 2020. A l’exposition Chardon roulant, vitesse ardente – sorte de baptême nocturne qui promettait « violence généreuse » et de « mettre de l’huile sur le feu » pour marquer le coup de l’inauguration du bâtiment au public – l’artiste vidéaste, performeuse et artificière a livré avec son oeuvre un office entre poésie et foudres, qui est aussi une interprétation personnelle et déroutante de l’acte de célébration.

8 minutes et 12 secondes de vidéo. Le plan est fixe, mais l’image évolue. Il faudra cependant attendre un peu avant que la fête ne batte son plein. I’m looking for something to believe in se déroule dans un cadre unique et resserré dont la caméra ne décroche pas. Le récit se constitue de l’intérieur, à partir des éléments du décor. Il est comme autogénéré. Autonome. Des effets d’immobilité, de lenteur… très vite démentis par les indices d’un flux d’activité souterrain et intrigant. Cette tension commande en grande partie la structure du film qui joue à instaurer l’ennui… pour mieux le tromper. Dès le titre (trad. : « Je cherche une chose en laquelle croire »), on navigue en effet sur des courants paradoxaux, entre désoeuvrement, désir d’extraordinaire, épiphanie et déception. Il suggère une quête de sens, d’un guide, d’un messie, ou tout simplement d’un signal positif qui éclairerait le chaos environnant.

A l’écran, un étang et une épave de voiture occupent l’espace d’une zone boisée, sans indice de présence humaine. L’atmosphère est sombre, le climat pluvieux. Une pellicule de brume obstrue la perspective. En revanche, le chant des oiseaux se poursuit en continu, comblant le paysage sonore d’une activité aussi paisible que plaisante. Ceux qui parviendront à s’extraire de leur position humano et égo-située – dont la tendance est de faire des analogies un peu faciles entre climat humide et sentiment de tristesse – ne diront pas que cette forêt est sinistre. Simplement, elle incarne un écosystème pris dans le cycle des saisons, cycle où chaud et froid, jour et nuit, vie et mort cohabitent, s’alternent et s’auto-régulent sans distinction de valeur. Cette donnée acquise, le sentiment d’inquiétante étrangeté qui plane dans l’atmosphère ne disparaît cependant pas. Il ne fait que se déplacer pour changer d'objet. Du décor aux figurants. Du contenant au contenu. Car on se demande à présent ce qu’une automobile manifestement destituée de propriétaire fait garée-là en pleine forêt, au milieu de ce sanctuaire de nature et pas sur un parking. La carcasse métallique est échouée dans un endroit où sa présence crée le trouble. Un trouble qu’on se souvient vite avoir déjà ressenti face à de nombreux thrillers, la scène de la voiture abandonnée dans un bois étant stéréotypique du genre. Alors on s’attend à voir un type taillé comme une armoire à glace tirer du coffre un macchabé fraîchement abattu pour le planquer six pieds sous terre après avoir creuser son trou. Sauf qu’en privant le véhicule de conducteur, l’artiste nous prive a priori d’une telle intrigue. Ni assassin ni cadavre à l’horizon. Nouvelle attente déçue. On renonce progressivement à se distraire. Et comme par esprit de contradiction, c’est maintenant que les festivités démarrent.

Coups secs, crépitements, sifflements, détonations, flashs lumineux, rebonds… La ronflante quiétude est soudain interrompue. La Nissan Sunny s’agite et danse, comme possédée : un feu d’artifice éclate à l’intérieur de son habitacle. On admire, on respire, on souffle tandis que les mélanges de poudre partent en explosions qui font s’échapper des fumées colorées, brisent les vitres du véhicule et y allument des braises incandescentes jusqu’à l’incendie. La Nissan devient feux de joie et bûcher d’expiation tout en même temps. Car si les feux d’artifices reconnaissables par leur bruit rappellent des moments de liesse, difficile en voyant ce spectacle de ne pas aussi penser aux brasiers urbains déclenchés en temps d’émeutes pour exprimer une colère et des injustices invisibles, qui se révèlent épisodiquement à la lumière des flammes.

Il y a dans toute célébration quelque chose de l’ordre de la libération cathartique. La colère est une fête.

Maître profane et autodidacte de la pyrotechnie, l’artiste convoque le feu d’artifice pour confondre des antagonismes – comme la fête populaire et le hooliganisme – et ouvrir par ce geste occulte une voie intermédiaire. La voiture secouée par les feux d’artifices procure le sentiment d’une fête triste, ou bien d’une révolte joyeuse, autrement dit d’un moment qui est comme une parenthèse à l’intérieur de l’existence sociale et du règne de la nécessité.

Le feu – connu comme la technique primordiale, mère de toutes les techniques, livrée par Prométhée aux hommes – Elisa Pône s’en sert aussi, puissance mystérieuse, pour insuffler une vie autonome aux objets fabriqués. I’m looking for something to believe in présente sur un animisme d’un nouveau genre, où la voiture en tant qu’objet fabriqué parvient à une forme de langage, à exprimer des choses.
Prise de ce feu d’artifice intérieur, la Nissan s’anime et se met en mouvements en se passant de l’intervention de la main humaine. C’est le pire des scénarios d’anticipation possible : la l’objet s’affranchit de son créateur et menace de se retourner contre lui. Ici, plus étrange encore : émancipée de conducteur, la voiture initie une fête aux codes indéchiffrables, dans un déchaînement d’énergie qui nous paraît absurde. Par cet acte, et comme poursuivant la courbe de l’Ouroboros – le célèbre serpent se mordant la queue – la technique retourne ainsi à elle-même ; la voiture s’extrait des finalités que lui attribuent les hommes, et elle devient Art, l’autre sens de la techné.

Ces perspectives rejoignent celles du collectif Humain Autonome et sa recherche sur ce qu’il qualifie de « zones autonomes temporaires », soit des espaces régis par leurs propres lois. Ces Z.A.T., l’automobile peut-elle en être une ? Avec Elisa Pône, la réponse est oui. A condition que l’on sorte l’objet du circuit de la consommation, du quotidien et de l’usage. Sur la route, la voiture est soumise à des codes, à des principes d’interaction ainsi qu’à une direction clairement indiquée. Hors de ce terrain extrêmement normé, elle se révèle cependant aussi en mesure d’être un lieu intime qui permet la réalisation de fantasmes, un micro-espace de fête, ou encore un objet symbolique qui cristallise les inégalités sociales et la colère… Nous apprenons donc doucement que la liberté et l’espoir sont affaire de mise en situation, ou en d’autres termes de « sortie de route ». Il faut savoir s’aménager des espaces spécifiques en marge, rares territoires où il est réellement possible de s’affranchir des normes en vigueur qui remplacent la quête de sens par des comportements automatisés. Et pour s’aménager de tels espaces, Elisa Pône se sert pour sa part du feu d’artifice – dispositif par essence paradoxal, borderline, transitionnel entre le ciel et la terre, les ténèbres et la lumière, la joie et la destruction, l’illusion et l’authentique, ou entre le divertissement et l’arme.

Affranchie, animée de mille feux, la Nissan à l’image est paradoxalement en harmonie avec le paysage de forêt où elle a trouvé à s’isoler pour réaliser son incompréhensible célébration. Comme ces éléphants en bout de course qui traînent leur corps dans un ultime élan d’énergie jusqu’à l’un des légendaires cimetières à pachydermes où ils s’échouent en fin de vie, elle semble délibérément avoir choisi un tel cadre pour s’extraire de sa course permanente. Et par cette fête dont nous sommes en partis exclus, elle pourrait donc en fait être en train de fêter sa sortie de route, ses funérailles. Un moment de libération puisqu’il signifie son passage à l’état de matériaux sauvages et bientôt de déchets. L’obsolescence marque en quelque sorte la fin de l’esclavage dans la vie des objets.

Elisa Pône détourne le feu d’artifice de son usage traditionnel, celui des fêtes populaires, pour en faire le vecteur d’une destruction joyeuse, d’un effondrement bienvenu. Car on ne pleure pas la fin d’une civilisation que l’on rêve d’enterrer. Elle fait usage de la pyrotechnie comme d’une arme avant tout symbolique, capable tout comme les moments de fête d’ouvrir des brèches dans le monde du quotidien, de dépasser la morale, d’aménager des Z.A.T.


Proposition de loi n°3452 relative à la sécurité globale du 20 octobre 2020 :


Article 30 - « Art. L. 557‑60‑1. – Est puni de six mois d’emprisonnement et 7 500 euros d’amende le fait de :
Acquérir, détenir, manipuler ou utiliser des articles pyrotechniques sans posséder les connaissances techniques particulières exigées par la réglementation à cet effet, en violation des dispositions de l’article L. 557‑8. »

Les armes symboliques sont ce qui reste aux habitants d’un gouvernement qui détient le monopole de la violence concrète légitime. Peut-être les leur a-t-il longtemps laissées parce qu’il sous-estimait leur pouvoir… Les fictions, les symboles, les images nous ont permis d’imaginer d’autres possibles, d’espérer, croire, nous ont même poussé à l’action. Et ces armes symboliques, l’Etat nous en réclame aujourd’hui à leur tour le monopole.

 

FEUX DE DÉROUTE. I’m looking for something to believe est une oeuvre d’Élisa Pône et Feux de Déroute l’article rédigé par Manon Schaefle sur celle-ci. Par Manon Schaefle, Journaliste presse écrite, web et occasionnellement radio. Egalement critique d’art. Partout où ça proteste. Culture, mouvements sociaux, art, environnement. Rédactrice adjointe web du magazine Bad to the Bone dédié aux à la jeune création, aux contre-cultures et cultures émergentes.

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