Médée



Extrait du récit Le Contre-Jour / 16h du matin par Arnaud Idelon

 
Il n’est pas besoin de le connaître pour comprendre l’intention de ses gestes, et le sens de la nuque qu’il casse, sèchement et incline vers la droite, puis remonte de quelques degrés en avant, toujours à l’oblique, l’axe de son crâne venant chercher la lucarne de la lourde porte qu’il tient, tant celle-ci est souveraine. Deux mètres, sur un, et des poignes de l’enfer, étranges et larges, piquetées d’eczema, épaules de Caucase, cou géorgien et des traits mulâtres qui disent, malgré la pâleur extrême de ce visage chauve et achrome, une naissance en Antilles qui lui vaut, de la part de collègues jamais las de le tancer, parce qu’on le dit simplet, et sans doute l’est-il un peu, le surnom de Médée Marie-Galante. Il est muet Médée, du moins ne l’a-t-on jamais surpris à formuler un son. Il se tait et nous toise, sans sourire, les gestes automates : la fouille, du haut en bas par l’avant et à rebours sur l’arrière, vidant les paquets de clopes et les portefeuilles à la recherche non pas de pochons ou de pilules mais de pipettes à overdoses, et puis sa large main sur l’épaule et son cou brisé en direction de la porte, parfois une poignée, impériale, froide ou d'Arménie à ceux qu’il tolère.

Tous les dimanches, sur la petite table de nuit que Médée apporte depuis chez lui, plus haut dans la rue d’Oran, un petit poste radio qui à toute heure, invariablement, crachote, en langue latine, d’étranges psalmodies, d’une voix mâle et rauque, toujours la même, sans heurts ni rature. Médée muet mais pas sourd qui fait son monde de ces mélopées étranges qu’attribuent ceux qui disent mieux le connaître, sans qu’on les croit trop, pour avoir pénétré son petit appartement de la Rue d’Oran et l’aider à transporter des corps overdosés, quelques mois plus tôt, le temps qu’ils se requinquent et sortent de leur torpeur, à un obscur poète portugais que Médée convoque de sa chambre à la lourde porte du garage, en pirate, depuis les ondes d’un petit émetteur posé près de la fenêtre. On ne sait rien de Médée dont on peut croire, qu’avec son petit poste radio noir et ses poèmes pirates, il a toujours tenu la porte du garage, les dimanche. Ce n’est pas exactement vrai, nous glisses-tu : il est arrivé il y a dix ans, il sortait de taule, homicide volontaire, circonstances atténuantes, un truc moche mais du reste des on dit. Alors on l’a mis là, à l’abri des provocations gratuites, sous la lourde porte de tôle que pénètre chaque dimanche, avec l'assentiment de ce cou à l’oblique, auprès d’une presque famille.

A notre tour, devant la porte, de sentir les larges paumes de Médée parcourir nos dos et nos jambes de soupçons de mort en fioles, et sentir vibrer la puissance qu’il a calme, la violence possible des rumeurs et fables, et à rebours la pleine vulnérabilité de nos corps de danseurs sous celui du lutteur homicide. Dans le dos de Médée, la radio tousse, crachote, on ne distingue que des bribes étranges, des quintes ennuagées dans les glaires d’ondes FM, quelques mots résonnent encore, nuées latines, arabes et occitanes, et la poésie vient mourir dans le silence et cette chaleur de jungle. Sur mon épaule droite le poids de son empire, le cou qui se brise et la nuque qui m’indique la lucarne, et j’entre dans ta main et derrière nous le jour et Jeanne et Nelson et sur le seuil la lourde porte de tôle l’obscur du garage se rend au jour, dévoilant des guinches cernées suantes, et dans l’écho de la tôle qui vibre sur son rail, nos silhouettes apparaissent en ombres sur le mur opposé, au fond du garage, formes longilignes et sinueuses. Nous, harpies d’un temps étrange, surnageons en ombres au coeur des autres spectres rassemblés, nos épaules au-dessus de leurs têtes et nos images qui rétrécissent pour se fondre dans cette armée malingre à mesure que nous avançons dans la fosse. Et puis, la lourde porte de tôle grince, hurle puis se ferme sur notre caverne de béton. Je sais que tu es là, non loin derrière moi, à montrer à Médée que tes pattes sont blanches, que tu vas bien reprendre ma main, que je vais, dans quelques instants, sentir le contact de ton derme sur le mien, et braver ensemble le tourbillon, mais, au moment même qui précède le terrible claquement de la lourde porte, en tôle, qui grince et craque, sur les derniers centimètres du rail érodé, je me retourne et dans le dernier contre-jour laiteux, dans la fenêtre qui rétrécit, je ne te trouve pas parmi les ombres à rebours vers la sortie qui disparaissent, et dans la main de Médée la porte, lourde et en tôle claque enfin. Tu n’es plus là. Une autre main de la foule a surgi, m'agrippe, et je la suis dans son monde.
 
 
 
 
 
Médée – Texte Arnaud Idelon – Bad to the Bone has been founded and is published by Hervé Coutin
Arnaud Idelon est un auteur français résidant à Paris.

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