Inostranec



Photographe : Dimitra Dede
Texte : Christophe Siébert
Ce texte est issu du cycle Les Chroniques de Mertvecgorod, édité au Diable vauvert.
Le premier tome, Images de la fin du monde, est paru en mars 2020.
Le deuxième tome, Feminicid, sortira en septembre 2021.
Retrouvez Les Chroniques ici 



Ses souvenirs personnels se perdaient dans une brume.
Il était seul, désormais.
Absolument seul ? Peut-être.
L’espèce humaine avait-elle disparue ? Qui sait.
Il n’avait plus aperçu depuis très longtemps la moindre déjection de leur civilisation. Ni drone, ni avion, ni voiture, aucune fumée d’usine, nul écho d’un train à grande vitesse, pas un seul crépitement d’arme à feu.
Dans quelques heures lui aussi disparaîtrait.
Depuis son dernier réveil, quelques semaines auparavant, il ne dormait plus.
Il n’éprouvait pas plus qu’avant le besoin de se nourrir.
De temps en temps il avalait une poignée de neige, quelques baies, un insecte.
Il regardait le ciel diurne.
Il regardait le ciel nocturne.
Ce ciel qui avait si peu changé depuis sa naissance.
Ce ciel qui avait existé longtemps avant lui.
Qui existerait longtemps après.
 
 
 

Il regardait les plantes épineuses qui poussaient dans les anfractuosités.
Il regardait les lichens.
Il regardait les mousses et les moisissures.
Il regardait les couleurs que peignaient les veines au cœur des roches brisées.
Il se tenait au sommet de la plus haute montagne accessible, jambes écartées.
Il avait grimpé aussi haut que ses forces déclinantes le lui permettaient.
Une fatigue infinie, incommensurable, l’avait saisi depuis son dernier réveil.
Comme si ces deux mille années de vie, ces cent ans d’existence – si on mettait bout-à-bout les heures d’éveil – lui présentaient enfin la note.
Il se débarrassa de ses vêtements, des hardes qui lui couvraient le corps et lui donnaient l’aspect d’un homme préhistorique, d’un barbare des temps anciens.
Des touffes rêches de poils blancs ou gris clair parsemaient son corps maigre.
Il ne souffrait pas du froid.
Il laissa le blizzard l’envelopper, tourbillonner autour de lui, chargé de neige et de pluie glacée.
Le blizzard s’engouffrait dans sa longue tignasse, dans sa barbe,
dans la broussaille de poils raides qui formait un buisson sur ses couilles.
Le blizzard rougissait sa peau ridée comme un lac.
Bouche ouverte, il aspirait l’air coupant comme des stalactites.
Il le laissait pénétrer sa trachée et pétrifier ses poumons.
Malgré le vent glacial qui lui gelait la cornée, il regardait tout sans ciller.
Tout ce qui l’entourait.
Il mourut.
Et avec lui mourut toute la mémoire du monde.
En quelques minutes la neige couvrit son corps.
Au printemps suivant le dégel fit fondre son linceul et révéla son corps momifié par le froid.
Rabougri, sec, pareil à de la viande séchée.
Les animaux le mangèrent.
Il ne resta plus rien de lui.
Il vit le jour plus de vingt siècles plus tôt, quelques centaines de kilomètres à l’ouest de l’endroit qu’il avait choisi pour sépulture, à l’époque où les Scythes dominaient la région.
 
 
 

Mystic Mountains is a cycle dedicated to this strange place where our fantastic and dark memories are.

Mystic Moutains – Inostranec – Photos Dimitra Dede – Texte Christophe Siébert.

Bad to the Bone has been founded and is published by Hervé Coutin.

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